La reine est morte

Aretha Franklin © REUTERS
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Aretha Franklin est décédée ce jeudi à l’âge de 76 ans. Chanteuse exceptionnelle, elle a changé la face de la musique populaire, en révolutionnant la soul music avec des tubes comme Respect ou Say A Little Prayer.

Aretha Franklin s’est éteinte ce jeudi, à son domicile, à Detroit. Cela faisait plusieurs jours que se succédaient les nouvelles inquiétantes sur son état de santé. La reine de la soul avait 76 ans. Elle laisse derrière elle l’un des patrimoines musicaux les plus cruciaux du XXe siècle. Voix exceptionnelle, elle changea ni plus ni moins le cours de la musique populaire. On ne se rend plus vraiment compte aujourd’hui, mais il y eut bien un avant et un après Aretha Franklin. Un peu comme, après Charlier Parker, plus personne ne joua du saxophone de la même manière, on ne chanta plus jamais de la même façon, après Aretha Franklin. Avec ses inflexions gospel, elle a imposé une manière d’interpréter, qui continue d’infuser les hit-parades pop.

La voie gospel

Aretha Franklin est née dans le Sud des Etats-Unis, à Memphis, Tennessee, le 25 mars 1942. Mais c’est bien dans le Nord qu’elle a grandi, à Detroit. Une ville musicale s’il en est : c’est de là que furent notamment lancés tous les plus grands tubes de la Motown. Voisine de Diana Ross ou Smokey Robinson, Aretha Franklin n’a pourtant jamais enregistré pour le célèbre label fondé par Berry Gordy. Etonnant ? Pas forcément. Là où la Motown inventait le crossover, mettant au point une musique noire assez lisse et brillante que pour être assimilée par les teenagers blancs, Aretha Franklin a toujours proposé une expression soul plus adulte, intrinsèquement liée à l’expérience afro-américaine. Cette musique soul, elle l’a non seulement incarnée : à la manière de Ray Charles, elle l’a aussi complètement révolutionnée.

Cette autorité, Aretha Franklin la tient en premier lieu du gospel, dans lequel elle a grandi, et dont elle ne s’est jamais complètement éloignée. C’est son héritage familial : elle est la fille du célèbre révérend Clarence LaVaughn Franklin, qui sortira des dizaines d’enregistrements de sermons enfiévrés, délivrés dans sa New Bethel Baptist Church. Sa mère, Barbara Siggers, était également chanteuse et pianiste. Quand le couple explose, Aretha n’a que 6 ans. Sa mère quitte le foyer familial pour repartir s’installer à Buffalo, dans l’Etat de New York, et ne voit plus ses quatre enfants qu’épisodiquement. Elle meurt alors qu’Aretha s’apprête à fêter ses 10 ans…

S’en est-elle jamais complètement remise ? Chez une artiste particulièrement rétive aux interviews et encore moins aux grandes confessions intimes, toute interprétation ne pourra que difficilement dépasser la psychologie de comptoir. Il est pourtant tentant de voir la musique se présenter à partir de là comme un refuge. Dans tous les cas, c’est son quotidien. Dans le salon du domicile familial, à Detroit, les célébrités défilent, de Mahalia Jackson à Sam Cooke, en passant par Clara Ward ou Art Tatum. Son père l’emmène bientôt en tournée avec lui. Dans une interview au Time, son frère Cecil expliqua un jour : « Il est impossible d’ignorer les effets qu’eut ce genre de vie sur Aretha : être en voiture huit ou dix heures par jour pour se rendre sur le lieu du concert, avoir faim, voir passer les restaurants le long de la route, et devoir quitter l’autoroute pour chercher un moyen de manger dans une petite ville parce que vous êtes Noirs ». Dès ses quatorze ans, Aretha sort un premier disque. Sur Songs of Faith, enregistré live dans l’église du paternel, la voix de la jeune fille est déjà phénoménale, impressionnante de maturité. « Listen to her », s’exclame un fidèle dans l’assemblée…

On dirait le Sud

A 18 ans, Aretha s’émancipe. Avec la bénédiction du révérend, elle décide de partir tenter sa chance à New York. Elle y obtient rapidement un contrat sur le prestigieux label Columbia. C’est John Hammond qui la recrute, le producteur qui a découvert Billie Holiday et signera quelques années plus tard Bob Dylan. A l’époque, Hammond n’engage pas une jeune ingénue en quête de gloire et de succès facile. Aretha Franklin est déjà mère de deux enfants (le premier né alors qu’elle n’avait que 15 ans, le deuxième quand elle en avait 17), et a connu un parcours de vie chahuté. « Elle avait vécu plus de choses que n’importe qui d’autre en toute une vie », raconta le producteur. En studio, Aretha commence par tâtonner. Ses premiers disques hésitent entre essais jazz, traits rhythm’n’blues et escapades plus variétés. En réalité, Columbia ne sait pas trop quoi faire de son joyau. Après une petite dizaine d’enregistrements, la major décide de ne pas renouveler son contrat.

Aretha Franklin atterrit alors sur le label Atlantic. C’est là que sa carrière va définitivement basculer. Le producteur Jerry Wexler décide d’emmener la chanteuse dans le Sud, avec l’idée de la faire enregistrer dans les fameux studios Muscle Shoals (lire par ailleurs). Paumé au fin fond de l’Alabama, l’endroit a taillé quelques-uns des plus gros tubes rhythm’n’blues du moment, avec pour caractéristique un son rêche et sans chichi. La session tourne court – ils ont juste le temps d’enregistrer le miraculeux I Never Loved A Man (The Way I Love You) avant que les choses ne se gâtent entre les musiciens et son entourage -, mais la chanteuse a enfin trouvé sa voie. Celle d’une musique soul extatique, qui puise dans le chant sacré du gospel, de quoi sublimer les émotions humaines. « Clairement, Aretha continua ce que Ray Charles avait entamé, explique Jerry Wexler. Soit, la sécularisation du gospel, transformant les rythmes de l’église, ses formats, et en particulier ses sentiments, pour en faire des chansons d’amour personnelles. »

En deux ans, de 1967 à 1968, elle sortira pas moins de cinq albums, chacun renfermant ses classiques : de I Never Loved A Man (The Way I Love You) à (You Make Me Feel Like) A Natural Woman, en passant par Think ou évidemment sa version de Respect. Icône de la musique soul, elle incarnera aussi un nouveau type de chanteuse, qui, pour chanter les amours déçues, refusera de se cantonner au rôle de victime passive. D’un point de vue politique, si elle se gardera bien de se lancer dans de grands discours, elle insufflera son propre souffle à la lutte pour les droits civiques : de l’hymne Respect à sa version de Young, Gifted and Black.

Par la suite, comme d’autres stars de la musique soul, Aretha Franklin digérera plus difficilement la mutation disco, dilapidant son talent dans des disques trop souvent quelconques. Les années 80 lui permettront l’un ou l’autre essai plus modernes (Jump To It, en 82 ; ou Aretha, en 86, avec sa pochette signée Warhol). De la même manière, des apparitions au cinéma (The Blues Brothers et sa scène de ménage culte) ou des duos avec les stars du moment (I Knew You Were Waiting, avec George Michael) entretiendront le culte, sans forcément le renouveler.

Petit à petit, Aretha Franklin se mettra en retrait. Tenant les médias à distance, ne supportant plus de prendre l’avion, ses apparitions publiques deviendront de plus en plus rares – parmi ses plus marquantes, elle chantera notamment lors de l’investiture des présidents Clinton et Obama. L’an dernier, un album intitulé A Brand New Me proposait quelques-uns de ses titres-phares « reliftés », reprenant les voix d’origine pour les placer sur de nouvelles orchestrations symphoniques. Un exercice qui sonnait déjà comme un album posthume, et qui n’eut d’autre mérite que de souligner l’évidence : même noyée sous les violons pompeux, c’est encore la voix d’Aretha Franklin qui dirige la manoeuvre. Elle aura marqué à tout jamais la musique populaire.

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