Laurent Raphaël

L’édito: L’art de la récup

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« En deux coups à peine, voilà Bella Ciao, emblème de la lutte qui a traversé le siècle, en a changé le cours et a probablement coûté la vie à quelques centaines de personnes, rhabillé en bluette dégoulinante. »

La mythologie offre des paraboles qui définissent le monde et ses errements mieux qu’un long discours. Prenons Hermès, fils de Zeus et de Maïa. Curieux et roublard, il charme son beau-frère Apollon en lui jouant de la lyre, instrument qu’il a créé la veille avec quelques bouts de ficelle. En échange, il obtient de son aîné un tuyau pour apprendre à prédire l’avenir. Il doit aller voir les nourrices des dieux qui habitent sur le mont Parnasse. Arrivé sur place, il commence son ascension et rencontre une première nounou, Antalia, qui va freiner ses ardeurs et d’abord lui apprendre à lire le présent: voir la courbe dansante de l’eau qui court dans le ruisseau, les éclats d’or du soleil sur la surface, etc. Après une semaine, il est prêt à faire la connaissance de Rosanna, soeur de la première, qui vit plus haut. Elle va l’initier à la prémonition. Au terme de sa formation, il a obtenu ce qu’il voulait mais ressent encore un manque qu’il a du mal à définir. Logique, lui souffle la veille femme, pour savoir vraiment qui il est, ce qui était le sens de sa démarche, il doit aussi apprendre à lire le passé. Le voilà donc reparti vers le sommet, où l’attend la troisième soeur…

Pourquoi cette remise à niveau express du cours de civilisation grecque? Parce qu’elle illustre ce penchant contemporain à l’amnésie comme si dans sa vanité et sa quête d’éternité, l’Homme s’était arrêté au deuxième palier de l’ascension. Pour des raisons qui tiennent autant à la logique consumériste de l’époque qu’à l’éclatement des valeurs sous le marteau de l’individualisme, seul le présent et le futur l’intéressent, le passé n’étant considéré que s’il a une valeur marchande. Songeons simplement au business de la nostalgie…

Le risque quand on n’a pas de mémoire, ou la paresse d’aller vérifier à la source, c’est de malmener l’Histoire et ses symboles. Comme l’a fait avec un certain aplomb Maître Gims en massacrant, avec l’aide de quelques complices, le chant révolutionnaire italien Bella Ciao. Quel mouche a piqué le rappeur poseur français? Avec ses arrangements mielleux, ses costumes trop voyants, sa voix pincée et ses textes passe-partout, on ne le voyait pas comme un résistant politique prêt à monter sur les barricades pour dénoncer les injustices sociales et la montée de l’extrême droite. Lui non plus sans doute. Mais par un de ces tours de passe-passe dont la pop culture a le secret, il a réussi à extirper toute la moelle subversive du morceau original.

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À sa décharge, le chant avait déjà subi au préalable un premier cycle d’essorage en tapissant la série télé espagnole à succès La Casa de Papel. Une histoire au pitch improbable -un commando de braqueurs représentant tous les socio-types télévisuels, des gros bras serbes à une Lisbeth Salander rancunière en passant par le nerd beau gosse, investit la banque centrale ibérique pour fabriquer son propre magot. Au moins ici, le vague parfum de revanche du peuple et d’esprit libertaire qui flotte sur les épisodes pouvait encore justifier ce cri né dans les champs au début du XXe dans la bouche des mondine, ces ouvrières agricoles dénonçant leurs conditions de travail, repris ensuite par les résistants italiens au fascisme, moyennant quelques aménagements sémantiques, avant de devenir une sorte de tube communiste, entonné par Yves Montand comme par Robert Guédiguian dans À l’attaque!. Même si la série y injecte déjà une bonne dose de cynisme, le discours idéaliste n’étant qu’un masque de plus puisqu’au final -attention, spoiler- la bande se barre avec l’oseille.

En deux coups à peine, voilà donc un emblème de la lutte qui a traversé le siècle, en a changé le cours, et a probablement coûté la vie à quelques centaines de personnes rhabillé en bluette dégoulinante, reprenant pour la forme un couplet de la version des partisans -en l’occurrence le premier, « Un matin, je me suis levé, et j’ai trouvé l’envahisseur« – avant de noyer le solde sous une couche de romantisme frelaté. Ne reste que la mélodie entêtante, en plus sucré, et ce refrain qui fait des trous à l’âme. Pourvu que « Maître Frime » comme on l’a rebaptisé à Groland ne tombe pas sur les chansons coécrites par Dominique Grange et Tardi, et coffrées dans un bel album illustré par le second, Chacun de vous est concerné. On n’ose imaginer à quelle sauce translucide l’auteur de Sapés comme jamais réduirait cet hymne anar célébrant la colère et les révoltes populaires d’hier et d’aujourd’hui. Hermès, préviens-nous s’il tente un nouveau hold-up!

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