Gaye Su Akyol: « la seule solution est la révolution »

Istanbul, garnie de bannières pour l'Evet, le "oui" au référendum du 16 avril. © GETTY IMAGES
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Nouvelle star du rock turc, Gaye Su Akyol sera à l’affiche du festival Balkan Trafik!, à partir du 19 avril à Bozar. L’occasion d’une rencontre in situ, au coeur d’Istanbul, ville-charnière entre Orient et Occident, ballottée par l’agitation politique et la menace terroriste…

« Bienvenue à Istanbul! » Devant Sainte-Sophie, Refik alpague le passant. Costume élégant, allure académique, il doit probablement avoir un prénom différent pour chaque nationalité se baladant devant l’ancienne basilique byzantine. Pour nous, ce sera Raphaël –« C’est plus facile à retenir ». Un peu plus loin, il vend tapis et kilims, et propose le traditionnel verre de thé. Dans un français impeccable, invariablement jovial, il déroule: « Vous venez d’où? Belgique? Je connais bien Bruxelles. C’est bien de visiter Istanbul! Dites à vos amis qu’ils sont les bienvenus! Aujourd’hui, les touristes hésitent à venir. Ils ont peur… » L’instant d’après, le marchand reconnaît un couple américain qui passe quelques mètres plus loin. « Excusez-moi un moment… Hey, my friends! » Refik est devenu Ronald…

Quelques rues plus loin, le Grand Bazar, autre incontournable de la ville, paraît en effet étrangement calme. Peu de monde, pas beaucoup de touristes, encore moins de visages occidentaux. Certes, il faut montrer son sac et passer par un portique avant de rentrer. Mais c’est le genre de mesure sécuritaire qui est devenue la règle dans la plupart des capitales d’Europe de l’Ouest… Peut-être la Turquie commence-t-elle à payer le prix d’une actualité agitée. Il ne faut pas être expert en géopolitique internationale pour s’en rendre compte: la marmite turque bouillonne.

En 2016, Istanbul, notamment, a été le théâtre d’une succession quasi ininterrompue de violences. Au problème kurde est venue s’ajouter la tactique de harcèlement de Daesh. Attaque-suicide à Sultanahmet, le principal quartier touristique, en janvier; une autre en mars sur l’avenue Istiklal; attaque de l’aéroport Atatürk en juin; explosion près du stade de Besiktas au mois de décembre; et puis, le soir du Nouvel An, l’attaque du club Reina, du côté d’Ortakoy… Voisin de la Syrie, à cheval sur l’Occident et le Moyen-Orient, la Turquie n’a pas choisi sa devise dans le vide: « Paix dans le pays, paix dans le monde. » Et vice-versa. Quand les affaires du monde se tendent, ce sont les coutures turques qui craquent…

Turkish fever

D’ailleurs, en interne aussi, cela tangue. Après le coup d’État manqué du 15 juillet, le Président Erdogan a fait le grand ménage. Dans la foulée, il a décidé d’organiser un référendum constitutionnel (il a eu lieu ce dimanche 16 avril). Le but? Élargir encore un peu plus les pouvoirs du chef de l’État…

Quand on débarque à Istanbul, à deux semaines du vote, les partisans du Evet (Oui!) et du Hayir (Non!) font le forcing. Comme sur la place Eminönü, devant le pont de Galata, où des camions-sonos des deux camps éructent à 50 mètres de distance. Devant l’un et l’autre, les partisans dansent, agitent les drapeaux et autres portraits de l’Atatürk… Quelques badauds s’arrêtent. Mais la vraie foule est restée prendre le soleil sur les quais, faisant la file devant les vendeurs de salgam (jus de navet)… L’agitation politique paraît encore un peu plus lointaine quand on embarque pour traverser le Bosphore. De l’autre côté, c’est l’Asie.

Kadiköy est un quartier branché-bohème, sorte de Brooklyn stambouliote. C’est ici que l’on retrouve Gaye Su Akyol. « J’ai vécu 23 ans dans le même coin, avant de déménager quelques rues plus loin. C’est mon village ici! », rigole-t-elle. Le 21 avril, la jeune femme sera en concert à Bruxelles, à l’occasion du festival Balkan Trafik!. Organisé à Bozar, il propose une affiche longue de quelque 250 artistes venus d’Europe du Sud-Est. Avec, en tête d’affiche, Goran Bregovic, le célèbre compositeur issu de l’ex-Yougoslavie. Mais aussi les « pirates » de Baba Zula, combo turc psychédélico-dub qui fête cette année les 20 ans d’une carrière atypique.

Gaye Su Akyol, star du rock turc, souvent comparée à Björk.
Gaye Su Akyol, star du rock turc, souvent comparée à Björk.© Ali Güçlü Simsek

À côté de ces « vétérans », Gaye Su Akyol, née en 1985, représente un peu la nouvelle génération. Celle qui doit notamment se dépatouiller avec la nouvelle donne politique et le virage conservateur teinté de religieux entamé par Erdogan. Malgré (ou à cause de?) ça, la nouvelle scène est de plus en plus vibrante. Le mois dernier, par exemple, le Sonar barcelonais, festival-référence en matière de musiques électroniques, s’est délocalisé pour la première fois à Istanbul, mettant en lumière toute une série d’artistes et de labels locaux. Au même moment, le prestigieux label City Slang (qui abrite par exemple Lambchop, Calexico, The Notwist, etc.) a sorti le premier album du duo électro-pop Jakuzi.

Gaye Su Akyol, elle, a publié un premier album (Develerle Yasiyorum), dès 2014, disponible uniquement en Turquie. À l’automne dernier, son deuxième essai a toutefois bénéficié d’une diffusion internationale: Hologram Imparatorlugu est en effet distribué par les Allemands de Glitterbeat, enseigne « world » où l’on retrouve aussi bien les Brésiliens de Bixiga 70 que le blues du désert de Tamikrest.

Résultat: Gaye Su Akyol a désormais droit à l’attention et aux lauriers de la presse internationale, du Guardian au webzine Pitchfork. Les premiers la comparant par exemple à Björk. Pas tant pour la musique en elle-même cependant que pour une même audace féminine et une façon toute singulière de mettre en scène et en image sa musique (peintre elle-même, elle est la fille de l’artiste Muzaffer Akyol). Peut-être aussi pour un physique qui semble à la fois familier et extraterrestre. Longs cheveux noirs, yeux félins, nez retroussé et pommettes juvéniles: Gaye Su Akyol semble être d’ici et d’ailleurs. Un peu comme sa musique. Si elle chante en turc et puise dans la musique traditionnelle, elle glisse aussi des accents plus rock: shamanique comme Nick Cave, glitter comme Bowie, ou lorgnant le garage ou la surf music (le morceau Eski Tüfek). « J’ai un grand frère, qui a six ans de plus que moi. Ado, il écoutait notamment Nirvana. Je me rappelle très bien du jour où j’ai découvert le groupe. On était chez nos grands-parents. Je devais avoir dix ans. À un moment, il s’est éclipsé. Je l’ai retrouvé dans la voiture en train d’écouter Nirvana. Je suis directement tombée amoureuse de cette musique. Je lui ai demandé qui chantait. « C’est Nirvana, le type s’appelle Kurt Cobain, il est mort l’an dernier. » J’ai voulu savoir comment. C’est là que mon frère m’a expliqué que c’était un imbécile, qu’il s’était suicidé alors qu’il avait tout: le succès, l’argent, la jeunesse… Bon, en fait, plus tard, j’ai compris qu’il voulait surtout me préserver. C’est mon grand frère, il a toujours été très protecteur, afin de m’éviter les mauvaises rencontres ou les mauvaises idées (rires). »

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Selda, l’héroïne

Gaye Su Akyol n’est évidemment pas la première à combiner musique traditionnelle turque et rock occidental. Dès les sixties, des musiciens comme Erkin Koray ou Cem Karaca ont pratiqué l’exercice, donnant naissance à ce qu’on a appelé la scène rock anatolienne. Ces dernières années, celle-ci a été largement documentée, rééditée à coups de compilations par des labels défricheurs tels Sublime Frequencies ou encore les Belges de Sub Rosa (la double anthologie dédiée aux musiques expérimentales, sortie l’an dernier). « J’ai moi-même beaucoup écouté tous ces groupes. C’était une période de grande innovation pour la musique turque, extrêmement inspirante. Cela correspond à une certaine époque, plus libre, avant le coup d’État de 1980, la révolution iranienne, et avant que l’islam politique ne prenne plus de place… »

Aujourd’hui, même les rappeurs américains viennent piocher dans les musiques sixties-seventies du Moyen-Orient, et dans le répertoire turc en particulier. De Joey Bada$$ à The Weeknd, en passant par J Dilla, Dr. Dre, Kanye West ou encore Mos Def qui avait été gratter dans le répertoire de Selda Bagcan, figure incontournable de la musique turque. Voix unique, femme de caractère, Selda a toujours tracé sa route, n’hésitant pas à affirmer ses convictions politiques (à gauche). Quitte, dans les années 80, à passer plusieurs fois par la case prison… « Elle est extraordinaire. Récemment, j’ai eu la chance de l’interviewer pour un magazine. Ce qui m’a frappée, c’est qu’elle ne réfléchissait pas en termes de genres. Quand je lui ai demandé par exemple si cela avait été plus compliqué pour elle, en tant que femme en Turquie, artiste de surcroît, elle m’a répondu du tac au tac: « Bien sûr que non. » Elle n’était pas intéressée par les clichés sociaux liés au genre ou par la question de l’identité sexuelle. C’est la même chose pour moi. Peut-être n’ai-je pas encore expérimenté ce genre de difficultés. Ou alors, je ne les fais pas passer par le filtre du genre. Je veux d’abord que l’on me perçoive comme une personne, un être humain. » Après tout, territoire transcontinental, la Turquie est aussi le pays où l’une des célébrités les plus populaires est une chanteuse de variété transgenre, Bülent Ersoy. En juin dernier, au lendemain d’une violente répression d’une manifestation pro-LGBT par la police, le Président Erdogan l’avait même invitée à venir partager le dîner du Ramadan… Complexité d’un pays immense ou schizophrénie d’une société de plus en plus divisée? Allez savoir.

Version Gaye Su Akyol, le floutage des genres a des airs plus lunaires, à la Bowie, voire surréalistes à la David Lynch. En général, les paroles de ses chansons -traduites en anglais dans le livret du CD- trempent dans des humeurs amoureuses souvent poético-absurdes (« Échappons-nous vers Pluton/Jupiter/Uranus/Kadiköy/Neptune… » sur Hologram). Ce qui n’empêche pas, entre deux sorties dans la stratosphère, de disséquer la situation du moment. « C’est impossible de toute façon de passer à côté quand vous êtes un artiste. Ou simplement quand vous vivez dans ce monde. » Une chanson comme Dünya Kaleska commence ainsi: « Je suis gitan/Je suis arménien/turc, kurde/Est-ce que cela compte?/Je suis une pomme bleue/Est-ce important? ». Plus loin, sur Nargile, elle chante encore: « Tu as volé le pays (…) Tu possèdes un palais/Mais ce sont juste quatre murs vides. » On ne lui demandera pas de préciser à qui elle pense… « C’est parfois très étrange de vivre dans un monde qui est fabriqué par les politiques, sans avoir trop le droit de parler d’eux. À cet égard, la démocratie est un grand mensonge. En gros, vous abrutissez les gens en coupant dans les programmes d’éducation, et ensuite vous leur dites comment ils veulent être dirigés. Ce n’est pas la démocratie, c’est une idiocratie (rires). Mais la même chose se déroule aujourd’hui à peu près partout dans le monde. Regardez ce qui se passe aux États-Unis… » Quelle est alors la solution, si la démocratie ne marche plus? « J’ai bien quelques idées un peu anarchistes (rires). Mais au final, je pense que la seule solution est la révolution. Celle des esprits avant tout. Vous savez, je ne prétends pas être une philosophe politique. Je n’ai aucune méthode pour faire en sorte que sept milliards d’êtres humains vivent en paix. Mais j’espère quand même qu’un jour, les gens n’auront plus besoin d’être dirigés par une religion ou un gouvernement. Qu’on n’aura plus besoin d’un Dieu pour pouvoir se comporter bien… » Vaste programme. « Je sais! », rigole-t-elle.

GAYE SU AKYOL, HOLOGRAM IMPARATORLUGU, DISTRIBUÉ PAR GLITTERBEAT. ****

Not alone in Babylone
Gaye Su Akyol:

« Vous allez voir quoi au Babylon, ce soir? », demande Gaye Su Akyol. « Un groupe turc? Ils en programment de plus en plus, depuis que les artistes internationaux hésitent à venir… » De fait, à l’affiche de la salle de concert la plus fameuse de la ville, ce soir-là, c’est le groove jazz d’Ilhan Ersahin. Hasard? Ahmet Ulug, l’un des trois fondateurs du club, confirme que « c’est devenu plus compliqué d’attirer des groupes étrangers… » Surtout depuis l’attaque d’une discothèque au Nouvel An. Cela n’a pourtant pas l’air de le décourager.

Sourire vissé au visage, il en a apparemment vu d’autres… « Quand on a démarré, en 1989, il n’y avait pas grand-chose. La ville ressemblait à une ville sombre du Bloc de l’Est. » Passionnés de jazz et de reggae, Ahmet Ulug, son frère Mehmet et leur pote Cem Yegül décident alors d’organiser eux-mêmes des concerts, en commençant par inviter le grand Sun Ra… Dans la foulée, ils mettent sur pied des festivals, un label et cherchent à ouvrir un club. En 99, ils se posent du côté d’Asmali Mescit, coin alors mal famé de Beyoglu. Baptisé Babylon, l’endroit crée un mouvement qui va changer la dynamique de tout le quartier. « Des tas de petits cafés ont commencé à ouvrir. Parfois, la rue était tellement bondée qu’on ne pouvait plus arriver au concert! » C’était au milieu des années 2000, « une période bénie, où il se passait plein de choses. Istanbul faisait les unes du Times, de L’Express… La ville était devenue aussi branchée que Barcelone. » Au Babylon, passent ainsi Marianne Faithfull, Patti Smith, Elbow…

Depuis, l’atmosphère a changé, et le club déménagé. « Ce serait faux de dire que les autorités passent leur temps à miner les projets plus alternatifs, mais elles ne font rien non plus pour les soutenir… » On repense à l’histoire de ce disquaire Velvet Indieground, aujourd’hui fermé, attaqué en juin 2016 par des islamistes alors qu’il organisait une écoute du nouveau Radiohead. « Personnellement, on ne s’est jamais sentis menacés… », glisse Ahmet Ulug. « Mais vous savez, depuis qu’on a ouvert, on vit une crise tous les trois ans: la guerre du Golfe, le 11 Septembre, un tremblement de terre, une crise économique, aujourd’hui la Syrie et le terrorisme… C’est sûr, ça rend les choses plus compliquées. Mais ça pousse aussi à être plus créatifs… »

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