Dijf Sanders: « Je cherchais de nouvelles aventures sonores et je les ai trouvées en Orient »

"Je cherche toujours des trucs qui m'amusent et m'émerveillent." © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

De Gand à Java, le sorcier Dijf Sanders fait souffler un vent d’exotisme et de field recording sur les musiques électroniques. Portrait d’un incroyable touche-à-tout.

Gand. Une immense bâtisse façon maison de maître entourée de verdure. Dijf Sanders descend ouvrir la porte et guide à l’étage jusqu’à son petit studio. Regard vif, fine moustache soignée, le trentenaire ressemble un peu à Frank, chasseur de fauves, héros de cette série télé des années 80 surfant sur le succès d’Indiana Jones. Il y a quelques mois, Dijf sortait Java. Un disque aventureux aux parfums exotiques préparé en Indonésie et commandité par Europalia. Frank poursuivait des bêtes, Dijf aime traquer les sons. « J’ai eu carte blanche. On m’a juste dit: « Le pays, c’est l’Indonésie « . On me proposait de faire de la musique avec des mecs de là-bas, de jouer avec eux en Belgique. J’ai préféré y aller avec mon field recorder. À la Alan Lomax. »

Dijf s’envole pour Java en avril 2016. Prêt, bien accompagné, mais pas non plus « over renseigné« … « Je ne voulais pas débarquer en ayant le sentiment d’y être déjà allé. Connaître la musique avant de la découvrir, être ennuyé avant d’arriver. Je voulais être surpris comme un enfant. Pendant un an, j’ai donc surtout cherché à être techniquement préparé. Notamment pour faire face à l’incroyable taux d’humidité. »

Sanders commence surtout par se chercher un guide. Quelqu’un qui puisse l’aider à organiser son périple. « Culturellement, c’est très différent. Personne ne parle anglais. Je ne connaissais pas les coutumes et les traditions. Ça m’aurait pris des mois, des années, de trouver tous ces gens. D’autant que je ne voulais pas d’un Java occidentalisé. » La perle rare s’appelle Palmer Keen, un ethnomusicologue américain convaincu que l’Indonésie est l’endroit le plus diversifié musicalement sur la planète. Il est responsable du blog Aural Archipelago… « Il a recensé sur une carte tous les endroits où il a rencontré des musiciens. Tu peux toi-même t’y promener, cliquer sur ces lieux. Il y a des photos des gens avec lesquels il a enregistré et même du son à écouter. Je lui ai dit que je voulais découvrir de la musique acoustique naturelle et traditionnelle non-amplifiée. Essayer de rester le plus proche possible du local. »

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Keen lui monte un séjour de deux semaines. Les deux hommes voyagent ensemble, courent d’un musicien à l’autre, dorment dans les mêmes lits. Avec 128 297 kilomètres carrés, environ 150 millions d’habitants, l’île, touristique, est l’un des endroits avec la plus forte densité de population au monde. Et la musique y est partout. « Keen habite Java. Il connaît ses moindres recoins. C’est pauvre mais tu t’y sens vraiment en sécurité. Les habitants ne sont pas programmés pour la criminalité. Ils sont toujours gentils et positifs. Il y a tellement de monde que la nature n’est pas préservée. Les gens vivent entassés. La jungle est devenue une forêt. Ce n’est plus un grand domaine dans lequel tu peux te perdre. En même temps, je n’étais pas là pour l’aventure mais pour enregistrer de la musique. »

Ce qui n’a pas été une mince affaire. Déjà parce qu’à Java, il y a toujours une petite moto quelque part. Même au milieu de la jungle. « Une île avec 150 millions d’habitants ne peut pas être silencieuse. » Ensuite parce que Dijf cherchait du son, de la matière première, plus que des chansons. Et à Java, la musique est souvent une affaire collective. Une histoire de famille. « Septante pour cent de mes enregistrements étaient vraiment cool mais inutilisables. Quand j’enregistre tout le monde dans la cuisine, je ne peux pas détacher les instruments des voix. Puis, parfois, tu entends les aliments qui fristouillent. On a aussi dû traquer les gens parfois. On avait de vagues rendez-vous mais en Indonésie, c’est imprévisible. »

De retour en Belgique, Sanders a travaillé sur tout ce matériel et embauché ses potes de Black Flower (Nathan Daems au sax et à la flûte, Simon Segers à la batterie et Filip Vandebril à basse). Le résultat mêle la modernité à la tradition: des bruits d’insectes et un groupe de femmes octogénaires qui font des percussions sur l’eau, des bidouillages à la maison et des samples d’instruments locaux (kacapi, kendang, angklung…) « Il y a de la diversité mais la fabrication reste toujours relativement la même. L’Indonésie est un pays de bambous. Tu ne trouveras pas beaucoup d’instruments DIY qui n’en contiennent pas. Souvent, ils sonnent comme des sitars. Des boîtes en bois avec des cordes dessus. »

Producteur, digger, musicien, explorateur

Sanders, qui a notamment bossé sur le dernier Baloji, travaille pour l’instant sur la musique d’un documentaire consacré à la scène punk indonésienne: « Pas tant sur la punk music que sur le fait d’être un punk là-bas, déconnecté de sa famille et de la société. » Il tourne avec le projet Imagine Raymond, jouant avec la musique du compositeur américain Raymond Scott, et collabore avec Mauro sur le remake d’un disque de Boudewijn de Groot. « Un conte de fée creepy, Nacht en ontij , enregistré dans les années 60.  »

Si Dijf, qui cherche un nouveau pays à envahir avec son enregistreur, est aujourd’hui reconnu pour son électronique voyageuse, ce touche-à-tout a aussi sorti deux albums avec les très américains The Violent Husbands. « Au départ, c’était un moyen de gagner un peu de pognon. On jouait dans la rue où on essayait de capter l’attention des gens en un minimum de temps. » Il a aussi cartonné sur StuBru et en Flandre avec Teddiedrum. « Je créais des instruments électroniques et j’ai eu l’idée de faire un drumkit avec des ours en peluche. Je frappais sur les nounours. C’était un chouette gadget. »

Producteur, digger, musicien, explorateur… Sanders ne veut pas choisir. « Je suis un peu tout ça à la fois. Comme je m’ennuie vite, je cherche toujours des trucs qui m’amusent et m’émerveillent. Si j’étais chercheur d’or et que je trouvais une mine, je m’en irais d’ailleurs probablement avant d’avoir vraiment commencé à l’exploiter. Je touche à tout et suis intéressé par ce que je n’ai jamais fait, mais il ne faut pas me demander deux fois la même chose… »

« Guitare, basse, batterie… En grandissant, je n’écoutais que de la musique occidentale. Ça m’ennuyait. Je cherchais de nouvelles aventures sonores et je les ai trouvées en Orient. »© DR

Souvenirs souvenirs

Quand David, Dave, « Dijf », Sanders naît à Bruges le 21 janvier 1979, l’environnement familial n’est pas particulièrement mélomane. « Mon père a toujours prétendu qu’il jouait de la guitare à l’armée, mais il n’a jamais touché une gratte devant moi. Ça a toujours été un mystère. Il m’a d’ailleurs éternellement déconseillé, pour des raisons financières, de travailler dans la musique. J’en vis maintenant. Mais ça a pris du temps. »

Faut dire que le Flandrien a toujours été davantage touché par les sons que par les chansons. À onze ans, il achète un walkman et un micro. Son premier équipement de field recording. « Je ne sais pas dire pourquoi. C’était comme un moyen de capturer mon monologue intérieur. Je viens d’une famille de photographes. On avait cette passion, ce réflexe à la maison de tout immortaliser. J’ai ma jeunesse entière sur films et photos et j’ai toujours eu cette habitude, cette envie d’emprisonner le moment. » En ce qui le concerne, auditivement. « J’ai un tas de journaux audio dans lesquels on m’entend me promener et raconter des histoires. Des oiseaux qui chantent et des abeilles qui bourdonnent… Les photos ne vivent plus, la mémoire s’y promène, mais l’enregistrement sonore te transporte, réveille tes sens. Sur ces cassettes, ce n’est jamais de la musique. J’accrochais mon walkman à ma ceinture, mon micro à ma manche. J’avais mon casque sur les oreilles. J’enregistrais tout… C’est chiant à écouter pour un inconnu. Mais moi, ça me permet de revoir un arbre, un parc… »

Tout en évoquant sa première guitare (« j’avais déjà quinze ans« ), la vie en squat à l’adolescence et les feux de camp sous un pont (« on avait de la marijuana, des grattes et du vin pas cher, comme j’enregistrais tout, ce sont mes premiers enregistrements musicaux« ), Sanders explique avoir réécouté ses cassettes il y a quelques années. Elles l’ont mis dans un drôle d’état. « Tu penses savoir à quoi ressemblait ton enfance mais quand tu l’écoutes, tu entends des choses qui ne correspondent pas à l’idée que tu t’en faisais. Je suis notamment tombé sur une conversation avec ma mère dans la voiture au moment du divorce de mes parents… Je me suis rendu compte de combien j’étais un enfant seul. Je pensais vivre dans un monde de rêve mais c’était sans doute un remède pour remplir celui, vide, qui était le mien. »

Dijf a étudié brièvement les langues germaniques, la philosophie et le développement de produit à Anvers. Il est entré au conservatoire pour apprendre à jouer Chopin, puis s’est tourné vers les musiques électroniques. Aphex Twin, Autechre… « Je n’ai jamais été dans la house et ce genre de trucs. L’électronique chirurgicale et vide, c’est pas pour moi. J’aime qu’elle soit fluide, liquide, organique, vivante… Après ça a été Four Tet, de l’électro combinée à de l’acoustique. Un format qui marchait bien pour moi avec le field recording et le sample. À partir de là, je n’ai plus quitté mon appartement. J’étais absorbé par mon ordinateur. »

Dijf, le genre de mec qui passe des mois à construire un instrument pour ne l’utiliser qu’une seule fois ou contacte des unifs pour utiliser un laser servant à capter les vibrations les plus infimes et à étudier la communication des insectes, n’est étonnamment pas un grand voyageur. « J’ai très vite le mal du pays. Je déteste rester au même endroit tout le temps. Ça m’ennuie. Et en même temps, j’apprécie le confort et la prédictibilité des choses… Je ne peux pas rester très loin trop longtemps. J’aime voyager sans avoir à bouger. Dès que j’ai l’impression de sortir de mon studio en y travaillant, je sais que je suis dans le bon. »

Le 18/05 au 4AD (Dixmude), le 24/05 au Stoemp (Brussels), le 24/06 au Ottertrotter Festival (Malines), le 30/06 au Copacobana Festival (Gand), le 07/07 au Bos! Festival (Gullegem), le 21/07 au Boomtown (Gand) et le 09/08 au Jazz Middelheim.

Motel de luxe

Beatmaker pour Roméo Elvis, Témé Tan et Veence Hanao, Fabien Leclercq alias Le Motel aime faire danser l’électronique avec le field recording, le vaudou haïtien et les chants de pygmées…

Dijf Sanders:

Producteur de Roméo Elvis, binôme de Veence Hanao, Fabien Leclercq, alias Le Motel, a lui aussi un faible pour les sons d’ailleurs et les couleurs de l’exotisme. Sa première sortie officielle, un trois titres gratuit distribué par TAR, label de Los Angeles proche du Brainfeeder de Flying Lotus, était d’ailleurs basé sur des samples de pygmées d’Afrique centrale et du Vanuatu en Océanie. « Le fait de faire de la musique instrumentale ou en tout cas sans rapport avec une langue en particulier -parce que je mélange beaucoup de samples africains- dégage un peu les horizons internationaux, explique modestement le beatmaker. Ce label californien m’a contacté comme par magie. Grâce à SoundCloud à l’époque. Ensuite ma première sortie physique, c’était sur une structure de Nouvelle-Zélande: Cosmic Compositions. »

La bête s’appelle Oka, est inspirée par le vaudou haïtien et celui du Bénin. Il utilise des chants de rituels traditionnels et initiatiques. « Ils racontent la vie dans différentes tribus, parlent de la chasse, de la nature, servent de berceuses… Les voix ne proviennent pas de mes escapades mais par contre tout ce qui est field recording est tiré de mes voyages en Amérique latine, au Mexique… Je suis resté pas mal dans la jungle et j’ai enregistré des trucs là-bas. Depuis le début, ce sont clairement les percussions qui m’attirent le plus dans la musique. »

Le Motel aime voyager dans le temps, combiner des techniques et des textures qui n’appartiennent pas aux mêmes époques. Que ce soit en musique ou en graphisme. « En graphisme, ça va être de la gravure ancienne avec de la 3D par exemple. Tandis qu’en musique, j’aime bien trouver des sons qui ont une texture. Mes samples ont souvent été enregistrés dans des cérémonies des années 50 avec des qualités de micro pas toujours terribles, des trucs sur cassettes que j’accouple avec des sons très modernes, plus numériques. Mélanger les cultures, les époques me semble particulièrement intéressant. Aussi bien dans le hip-hop qui sample le jazz, la soul, qu’en confrontant des musiques ayant un rapport moins direct entre elles. Confronter la BO de cérémonies, de moments particuliers comme la cueillette par exemple avec des sonorités plus récentes offre aussi quelque part une deuxième vie. »

Fabien se sent proche de Dijf Sanders. Il parle d’ailleurs d’une probable collaboration. Qu’il bosse avec Roméo Elvis ou Témé Tan, Le Motel est un adepte du sur-mesure, qui aime s’adapter à l’approche, à la personnalité, à l’univers artistiques de ses acolytes. « Avec Veence, il n’y a pas eu ce côté africain dans les influences, mais on a quand même, aussi bien lui que moi, cette tendance à amener le son de la rue et de bouts de vie dans notre musique. En ce qui me concerne, le prochain projet sera solo. Dans cette démarche de mélanger des sons africains ou autres avec des sonorités électroniques. Je vais aussi bosser avec un artiste visuel plutôt branché performance. J’organise un festival qui s’appelle Les Garages Numériques. Je tiens à débloquer tout ça dans ma musique. »

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