Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Le Cercle de Dave Eggers, féroce et flippant

© Gallimard
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN D’ANTICIPATION | Dave Eggers dézingue l’idéologie numérique en imaginant ce qui se passerait si une entreprise du type Google se piquait d’améliorer le monde.

Il est un peu le Cassandre de la littérature américaine. Les romans foncièrement politiques de Dave Eggers explorent l’envers du mirage, notamment technologique. Dans Un hologramme pour le roi, celui qui est par ailleurs scénariste et éditeur confrontait un employé américain venu vendre un super gadget high-tech en Arabie Saoudite à une réalité locale déroutante, soulignant par ce biais l’absurdité autant que l’artificialité de cette course à la nouveauté désincarnée. Avec Le Cercle, l’écrivain pousse le curseur de la satire un peu plus loin encore, signant en quelque sorte une version 2.0 du 1984 de George Orwell.

Tout démarre comme dans un conte de fées moderne. Mae Holland, jeune femme intelligente et bien de sa personne, est engagée dans l’entreprise la plus cool de Californie et la plus puissante du monde, le Cercle. Une sorte de Google qui aurait avalé Facebook et Twitter, et dont TruYou, qui fédère toutes les données personnelles en un compte unique, est le produit phare. On l’utilise pour payer ses achats, pour ses mails ou pour se connecter à Zing, le réseau social adossé à cette plate-forme universelle. Fort de ce succès planétaire, le Cercle finance par ailleurs une série de projets ambitieux censés contribuer à la connaissance du monde. Cerise sur le gâteau, les employés, tous jeunes, prévenants et dynamiques, cohabitent sur un « campus » offrant tout le confort et tous les services imaginables.

Tous complices

Tout irait pour le mieux s’il n’y avait le prix à payer pour travailler au coeur de la matrice: versée dans l’équipe du service après-vente (on dit ici « Expérience Client »), Mae est priée -toujours avec le sourire- de faire du chiffre. A la moindre baisse de régime, elle est rappelée à l’ordre. Et comme les responsabilités se multiplient et qu’elle a un devoir de communiquer en continu avec ses « followers », sa vie se résume bientôt à un empilement de statistiques et de scores à battre. Sous les yeux de ses proches inquiets, elle devient peu à peu le maillon d’un projet totalitaire imaginé par deux des trois fondateurs du Cercle, qui entendent éradiquer tous les secrets à coups de caméras et d’émetteurs géolocalisables sous prétexte qu’ils nuiraient gravement à la moralité.

A son arrivée, la jeune femme entendait pourtant préserver son intimité et sa liberté. Jusqu’à entretenir en cachette une relation avec le mystérieux Kalder. Mais le lavage de cerveau truffé de grands idéaux va avoir raison de son libre-arbitre. Et des nerfs de son ancien petit copain, Mercer, incarnation de la résistance -vaine- à cette surveillance virtuelle généralisée. « Individuellement, lui assène-t-il, vous n’avez aucune idée de ce que vous faites collectivement. »

Dans un style volontairement dévidé d’affects, comme pour souligner la naïveté et la passivité des personnages, Eggers livre une charge salutaire, bien qu’un peu trop didactique parfois, contre, en vrac, le totalitarisme des réseaux sociaux, la dictature de la transparence ou la confusion vie privée-vie publique. Mae, c’est nous. Cet individu aveuglé par l’emballage soft de l’idéologie liberticide à qui on n’a pas besoin de passer la laisse de la servilité: il la passe lui-même…

DE DAVE EGGERS, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR EMMANUELLE ET PHILIPPE ARONSON, 510 PAGES.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content