Critique | Livres

[Le livre de la semaine] L’Opium du ciel, de Jean-Noël Orengo

Jean-Noël Orengo © DR
François Perrin Journaliste

ROMAN | Pour son deuxième roman, Jean-Noël Orengo fortifie une oeuvre dense, emmenant dans une terre vue du ciel… par un drone aussi éclairé que mystique.

Il s’appelle Jérusalem, use d’un vocabulaire riche et de phrases splendidement alambiquées sur près de 300 pages -ce qu’il qualifie d’ailleurs lui-même, un peu sévèrement, de « monologue sans but et cyclique »– mais n’est au fond « qu’un » drone. Né de l’assemblage des restes d’un petit appareil civil made in China offert à une gamine française partie bientôt rejoindre Daesh (et baptisé Lovecraft), et de CSNR108, un gros insecte cuirassé façonné aux US dans le but d’éradiquer à distance confortable, l’aéronef a croisé la route de géniaux reclus, qui l’ont fait entrer en état de conscience. Après avoir inséré un « code de vie » au coeur de ses « puces pensantes », ces « géniteurs biomécaniques » l’ont finalement laissé vaquer à ses occupations, à savoir: survoler le monde, s’émouvoir avec l’auteur d’étreintes charnelles (désirées, accordées, imposées, tarifées) piochées aux quatre coins de la planète, s’interroger sans fin sur ses origines supposées « indo-sémites » et constater l’effondrement rapide quoique progressif de tout notre cirque humain dans le Kali Yuga, l’âge sombre de la cosmogonie indienne. « Drone volant mais ne bombardant plus, et ne transmettant plus mes données pour transformer mon observation en surveillance, j’étais un être contemplatif, réconcilié avec le ciel et la terre », écrit-il, allant même plus loin jusqu’à s’envisager ange: « Ange, c’est une interprétation, l’ange est la substance, le concept du drone, son croquis. Et lui, le drone, il est sa manifestation terrestre. »

Mater noster

[Le livre de la semaine] L'Opium du ciel, de Jean-Noël Orengo

Volontiers mystique, donc, mais surtout infiniment érudit du fait de sa bonne éducation comme de son accès illimité aux ressources de la Toile, l’objet pensant, composé de « neurocier », répertorie et rassemble, au fil de ses pérégrinations, les exactions commises depuis deux millénaires au nom de la religion et celles prodiguées quotidiennement par les mâles sur les femelles humaines sous un même tamis analytique: l’hypothèse, insufflée à ses capteurs par les deux anthropologues qui lui donnèrent la vie (Marija Gimbutas et Raphael Patai, personnages réels que Jean-Noël Orengo s’est imposé mission de faire mieux connaître, comme Jacques Bergier, Louis Pauwels et Martin Bernal), de la prédominance ancestrale des déesses sur les dieux, et notamment d’Ashérah sur son époux Yahvé. Une supériorité essentielle, coulant de source pour ainsi dire, que la consolidation des monothéismes a oeuvré à inverser artificiellement, transformant celles qui maîtrisent dans leur chair le miracle de l’enfantement en victimes désignées, sinon insignifiants produits de consommation: « Renversement des pôles en quelque sorte (…) Révolte des faibles, esclavage des fortes, de celles qui possèdent la science maternelle, etc. »

Dans ce roman d’une incontestable densité, alignant côte-à-côte virtuosité du style et puissantes pistes de réflexion, Orengo (auteur d’un premier roman remarqué, La Fleur du capital, sur Pattaya, capitale mondiale de la prostitution) et son archange/joujou s’offrent encore le luxe de proposer une réflexion lumineuse sur la littérature, le langage, le Verbe, et même de tacler tranquillement Philippe Sollers sur un quai vénitien. On en sort fourbu, soucieux en diable, mais nettement moins aveuglé qu’avant de s’y être plongé.

DE JEAN-NOËL ORENGO, ÉDITIONS GRASSET, 268 PAGES. ****

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