Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Cannibales, de Régis Jauffret

Régis Jauffret © DR
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Régis Jauffret rivalise de cruauté dans un conte anthropophage délicieusement irrévérencieux. L’amour sauce samouraï…

« La méchanceté, c’est la santé« , déclarait Régis Jauffret à l’occasion de la publication en 2015 de Bravo, roman-portrait acide comme la bile de seize vieillards à la langue fielleuse bien pendue. Un an plus tard, le romancier français reste dans ce registre de l’aigreur qui lui va si bien, et dont il tapisse généreusement les murs d’un petit conte immoral moulé dans les habits du roman épistolaire cher à Choderlos de Laclos. L’écho des Liaisons dangereuses résonne d’ailleurs dans l’alcôve de ces Cannibales.

Tout commence avec la lettre qu’une jeune femme adresse à la mère de son ex pour lui annoncer la rupture, sans manquer d’agiter sous son nez le plaisir qu’elle a d’avoir recouvré sa liberté ni d’y glisser quelques piques déguisées en compliments, à destination de la mère comme du fils éconduit. La réponse, cinglante, ne se fait pas attendre, Jeanne rendant la monnaie de sa pièce à la petite effrontée. Très vite pourtant, au fil d’une correspondance suintant généreusement la cruauté raffinée, une complicité va se faire jour, cimentée lors d’une visite de courtoisie à l’aînée. Une fois tombé le masque pesant des convenances, les deux femmes vont même s’entendre pour clouer au pilori de leur excédent de haine l’homme qui les relie: Geoffrey, l’amant retoqué de l’un, le fils imparfait de l’autre. « Je ne vous en veux pas d’avoir balancé Geoffrey, confie depuis Cabourg la vieille dame. Il est encore plus égoïste que vous et déteste les femmes à l’égal de la purée de céleri dont je n’ai jamais pu lui faire avaler la moindre fourchetée.  »

Plat de résistance

[Le livre de la semaine] Cannibales, de Régis Jauffret

Emportées par leur élan vénéneux et enivrées par le chassé-croisé des métaphores pétaradantes, les deux diablesses vont se mettre en tête d’éliminer le pauvre bougre. On pense évidemment au triangle des Diaboliques de Clouzot, à cette nuance près que le duo ici présent se complaît dans l’outrance et l’exaltation, ne ratant jamais une occasion de planter ses ergots badigeonnés de curare dans le talon d’Achille des hommes, coupables d’à peu près tous les maux. « Quand ils nous aiment moins, ils n’ont même pas la correction de nous quitter, déplore Noémie. Ils traînent leur lassitude, leur visage fait acte de présence mais ils ne sont plus là et s’ils rêvent ce n’est pas de nous. »

L’auteur de Microfictions excelle à éviscérer la bienséance. Comme quand il prête à ses précieuses l’intention de faire rôtir leur victime avant de la manger. Ce qui nous vaut des lignes succulentes de conseils culinaires pour améliorer le futur mets. Comme ceux-ci: « Faites-lui écouter de la musique. Les éleveurs de volaille ont depuis longtemps constaté que devenus mélomanes les poulets gagnaient en qualités gustatives (…). Bannissez la variété, la samba, la biguine et les bamboulas de toutes sortes qui rendent filandreux les meilleurs morceaux. »

Sur le thème de la turpitude des sentiments, l’écrivain signe une fable d’une perversité rafraîchissante dans sa liberté de ton farcie de mots désuets fondant dans l’oreille. Trop heureuse d’avoir pu égayer ses vieux jours à la lueur d’une férocité qui fouette le sang, Jeanne ne regrettera rien au moment de faire les comptes. « Vous êtes fausse, plus perverse encore que moi si cela se peut. Vous m’utilisez pour assouvir votre besoin de vengeance contre un amant qui ne vous a pas suppliée de le reprendre. Il est doux de servir de moyen, d’objet en quelque sorte, quand on a trop vécu. Un frigo hors d’usage dont on fait une armoire, une louche désargentée dont on nettoie la caisse du chat. » Jauffret ou l’art d’accommoder les plats littéraires…

ROMAN DE RÉGIS JAUFFRET, ÉDITIONS DU SEUIL, 192 PAGES. ****

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