Laurent Raphaël

L’édito: À perdre la raison

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’homme de raison est soumis à rude épreuve dans le monde actuel. Armé de sa boîte à outils logique, il échoue à démonter les décisions et comportements irrationnels qui l’entourent, l’assaillent, l’étouffent, le contaminent. Comme si les vis du système tournaient fou.

Depuis des mois, un tycoon wallon mouillé dans les affaires jusqu’au cou continue à percevoir ses plantureux émoluments faute d’accord politique. Depuis des années, des enfants se font tirer comme des lapins aux quatre coins des États-Unis et une frange importante de la population, dont son troubadour en chef, continue à croire que la solution à la criminalité c’est de pouvoir acheter à la boulangerie du coin son quatrième fusil semi-automatique AR-15. Depuis des décennies, les indicateurs virent au rouge vif sur le climat et la grande majorité s’obstine à laisser filer son empreinte carbone comme si tout ça n’était qu’un simple jeu. Comment dans ce contexte surréaliste ne pas perdre le Nord?

La critique en bonne et due forme n’a pas de prise sur cette réalité mouvante qui a vu fleurir aussi bien les mouvements complotistes -simple comme dirait Orelsan, puisque plus rien n’est arrimé au cadre du bon sens tout se vaut- que les acharnés de la cause animale -basique, puisque les ruminants et autres poilus n’ont pas changé leurs habitudes eux et sont pourtant les premières victimes de nos égarements. D’autant que les nouveaux maîtres du jeu jouent les innocents. Devant les caméras, ils continuent à s’accrocher aux branches de la rationalité. Soit parce que les lois l’imposent, soit parce qu’un vieux fond de sagesse nous dicte que c’est quand même la moins pire des solutions, et qu’il est donc rassurant de faire comme si. Mais une fois le masque médiatique retiré, chacun se prend pour un petit soleil autour duquel le reste du monde est prié de graviter. En critiquant cette dérive avec des arguments rationnels, on rate toujours sa cible puisque dans les faits, les comportements et les opinions répondent à d’autres intérêts, d’autres logiques, d’autres lois. À savoir celles du cynisme, de l’égocentrisme, du profit à n’importe quel prix. L’échelle des valeurs a changé. Ou plus exactement elle s’accorde aux besoins de ceux qui ont le pouvoir d’imposer leurs vues. Pour espérer les atteindre et les ramener à la raison il faudrait donc se mettre à leur niveau, utiliser leur vocabulaire, leurs références, ce qui reviendrait à passer de l’autre côté du miroir. Difficile et risqué.

Ceux qui ne se résignent pas à la dissolution d’un corpus de valeurs farci à l’humanisme sont-ils du coup condamnés au silence? Pas forcément. L’Histoire nous a enseigné que quand la raison était maltraitée, les artistes s’en remettaient à l’absurde pour prendre les corrupteurs de sens à revers. Ce n’est pas pour rien que le théâtre de l’absurde est né pendant la Seconde Guerre mondiale, quand toute logique semblait avoir déserté le cerveau humain. Face à la chute de la raison, les Ionesco, Beckett, Adamov ou Pinter se sont réfugiés dans un monde parallèle sans queue ni tête qui permettait à la fois d’exprimer avec des mots et des concepts non corrompus leur désarroi, une angoisse existentielle, mais aussi de rendre palpable l’ampleur du désastre en cours.

Puisque la raison a u0026#xE9;tu0026#xE9; prise en otage par les opportunistes de tous bords, allons voir ailleurs

De même, ce n’est sans doute pas un hasard si on voit se multiplier aujourd’hui les initiatives hors des clous rationnels. Prenez l’artiste Julien Prévieux, auteur de lettres de non-motivation (il en a envoyé plus de 1000 en sept ans) qui mettent en lumière l’absurdité des procédures de recrutement. Qu’il raconte dans le détail des anecdotes insignifiantes de sa vie ou qu’il tape au hasard sur son clavier, il reçoit en retour les mêmes lettres administratives types. Et quand les compères Jean-Michel Briou et Bernard Melchior mettent sur pied un Turpitour à Bruxelles pour passer en revue toutes les magouilles de la capitale, c’est aussi une manière de se réapproprier un réel qui échappe à l’entendement. Mieux vaut en rire qu’en pleurer, pourrait être le message sous-jacent de ces nouveaux situationnistes.

Le retour en force de la poésie participe au fond du même élan. Puisque la raison a été prise en otage par les opportunistes de tous bords, allons voir ailleurs, sur des chemins sémantiques non répertoriés. Ainsi quand Chaton, la nouvelle voix carrossée à l’autotune de la pop française, murmure sur un air ultra mélancolique « Au bord de la faillite, je continue d’écrire des poésies« , on se dit que tout n’est pas foutu.

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