Serge Coosemans

La place de Léopold II est-elle sur la Petite ceinture ou au musée?

Serge Coosemans Chroniqueur

Déboulonner les statues polémiques, ici comme ailleurs, tient-il du révisionnisme bisounours, du trip taliban à la Fahrenheit 451 ou d’une saine gestion du mobilier urbain? Le rappeur Pitcho et Serge Coosemans ont leur petite idée, c’est quasi la même, et elle ne va pas plaire à tout le monde. Pif, paf, pouf et re-pouf, c’est le Crash Test S03E03.

Au conseil communal d’Anderlecht, dans un futur proche, disons dans 20 ou 30 ans, je peux très bien imaginer de vives discussions autour de la problématique du maintien de la statue de Jean-Claude Van Damme au Boulevard Sylvain Dupuis. « Exemple de réussite internationale » pour les uns, « simple cocaïnomane de série Z » pour les autres… On voit d’ici quels arguments pourraient fuser de part et d’autre du dossier. C’est que l’image de Van Damme n’est ni immortelle, ni à l’abri des révisions. Aujourd’hui perçu comme « décalé », sympathique, une sorte d’inoffensif Marsupilami humain, JCVD pourrait un jour devenir très polémique, à jamais déclassé. C’est le lot commun des personnalités. Il ne suffirait que d’une grosse connerie sur Twitter ou d’une baffe à un singe. Un troisième âge à la Bardot, à la Delon. Ou plus simplement encore, un changement de mentalités, un switch sociétal. Dans ce futur proche dont je parle, peut-être même que l’idée d’une statue représentant une personnalité sera en soi impensable. Si on en est déjà à vouloir aujourd’hui interdire dans l’espace public les signes ostentatoires d’appartenance religieuse du fait que ceux-ci seraient susceptibles d’atteintes à l’ordre public, je ne vois pas pourquoi dans 20 ou 30 ans, on n’exigerait pas du mobilier urbain qu’il soit politiquement neutre et obligatoirement abstrait.

Rappelons une évidence: il existe principalement deux raisons de caler une statue dans l’espace public. La première, c’est pour habiller le décor. La seconde, c’est l’hommage et quand on cherche à rendre hommage à quelqu’un, il y a forcément une volonté d’inspirer les consciences par l’exemple. Autrement dit, la première raison est strictement esthétique alors que la seconde est fondamentalement politique. L’air de rien, cette statue de Jean-Claude Van Damme à Anderlecht est donc très politique. Ne fut-ce que parce qu’elle cherche à rappeler à ses habitants, tout de même socialement pas les mieux lotis du pays, que s’ils y mettent un peu du leur, Hollywood n’est pas si loin. Bien que cela tienne au fond du foutage de gueule, c’est pour le moment un message perçu comme positif, mais qu’en sera-t-il dans 20 ou 30 ans? Ce qu’entend aujourd’hui « transmettre » cette statue de Jean-Claude Van Damme va-t-il perdurer ou cela changera-t-il un jour de sens, au point de créer un ordre du jour problématique à l’échevinat de la culture? C’est qu’une statue, c’est de la propagande et quand le contexte général change, le sens qu’on y attribue change aussi. Il n’y a que Donald J. Trump qui semble ne pas avoir compris cela.

Dans la foulée du drame de Charlottesville, Trump se demandait en effet si après celle de Robert E. Lee, « on » allait maintenant aussi déboulonner la statue de George Washington, vu que le premier président des États-Unis possédait lui aussi des esclaves. L’erreur, c’est de penser que l’on en est, au nom du politiquement correct, à évacuer ces statues polémiques de l’espace public comme on brûlait les livres dans Fahrenheit 451. C’est peut-être stratégique, amené de façon à ce que les « bien-pensants » passent pour des talibans. Il ne s’agit pourtant pas forcément de réécrire l’histoire ou de volontairement en zapper les éléments constitutifs peu reluisants au nom de l’idéologie bisounours. Le problème essentiel est moins le passé que ce qu’en font certains au présent et le futur qui pourrait en découler. Dans cette optique, George Washington n’est pas un problème parce que George Washington a beau avoir une belle petite collection de taches sur le CV et la conscience, il continue malgré tout aujourd’hui à inspirer les gens de façon positive. Le jour où ça change, il sera logique et même carrément sain d’en discuter. Le cas du général Lee est différent puisque bien souvent, pas toujours, défendre l’existence de sa statue en 2017 revient en fait à coller un sticker « je ne freine pas pour les nègres » sur le pare-chocs de sa bagnole.

Notre perchoir à pigeons en cuivre du Haut-Katanga

Cela dit, revenons en Belgique. Diffusée cette semaine sur le site Equal Times, une chronique du rappeur d’origine congolaise Pitcho nous rappelle que nous avons nous aussi, à Bruxelles, un drôle de perchoir à pigeons en cuivre du Haut-Katanga qui devrait en toute logique lui aussi se faire officiellement déboulonner un jour ou l’autre, dans les années à venir. Je parle -oui, j’ose parler en ces termes- de la statue équestre du roi Léopold II, sur la Petite ceinture. Pitcho la trouve d’autant plus politique qu’« à peu près à équidistance du Palais royal, du parlement européen et du vibrant quartier congolais de Matongé ». Tout un symbole, donc. Principalement celui de la difficulté de la Belgique à laisser de la place à ses minorités visibles qui ont fait sa force, mais aussi sa réticence à se confronter ouvertement à ses heures sombres, toujours selon Pitcho. Je suis plus ou moins du même avis, tenant surtout pour ma part cette statue pour de la propagande paternaliste d’un autre âge, carrément gênante, dépassée et esthétiquement nulle. Pourtant en estimant que la place de cette statue est davantage au musée qu’en rue, je ne pense pas que qui que soit ici défende l’idée d’enterrer l’histoire au nom du politiquement correct. Bien au contraire, vu que je pense tout comme Pitcho que Léopold II n’a certainement pas à disparaître des consciences et encore moins des programmes scolaires, où l’on devrait même impérativement ajouter les pages jusqu’ici manquantes et les moins enjolivées du récit de sa vie et de son oeuvre.

Répétons encore pour que cela entre bien: il ne s’agit donc pas de gérer l’histoire à la 1984 mais bien le présent en bon père de famille, comme on dit. À partir du moment où l’image de Roi bâtisseur s’est au fil des ans considérablement dégradée pour finalement atteindre le coeur des Ténèbres, il y a en effet une poignée de questions pertinentes à se poser: quel est, en 2017, le message de cette statue? Continue-t-elle à inspirer le passant à voir grand et large, ce qui était probablement son but premier à l’inauguration, en 1926, ou alors serait-elle devenue, dans un monde davantage informé et métissé, un symbole de déni colonial et de nostalgie tendancieuse? Il faut bien entendu admettre qu’une majorité de gens s’en fout complètement mais si une statue, n’importe laquelle, devient un aimant à sombres ruminations plutôt qu’un phare de positivité, n’est-ce pas sinon déjà une raison suffisante pour la déloger?

« Déloger une statue est un acte symbolique et puissant, écrit Pitcho. Pour ses partisans, il ôte à celui qui est glorifié toute prétention à une vérité éternelle. Outre la reconnaissance implicite des erreurs du passé, cela marque aussi la réappropriation de l’espace public. Dénué de figures historiques si controversées, il retrouve sa capacité à être un lieu de rencontre et d’échanges, où chaque citoyen est invité à exprimer son individualité indépendamment de toute autre considération que le simple fait d’être humain, d’être citoyen. Les opposants au déboulonnage voient au contraire dans ces statues un héritage à préserver, fût-il colonialiste ou raciste, et affirment qu’on ne peut pas appliquer un prisme actuel à des événements passés lors desquels les moeurs étaient différentes. »

Déloger une statue, c’est aussi plus simplement gérer l’espace public et l’habillage urbain. Et dans ce domaine, il n’y a rien de sacré, rien d’immuable. Il y a même des modes et s’il y a bien une mode aujourd’hui ringarde, c’est celle de la figure sévère et paternaliste à la morale plus que trouble. Et puis, comme j’aime bien finir mes chroniques par des pirouettes cyniques, j’ai tout de même aussi envie de dire que je trouverais très étonnant qu’il existe des pétitions pour qu’un bourgmestre démissionnaire car suspecté de s’être un peu trop servi dans les caisses publiques locales n’ait pas son traditionnel buste dans la galerie d’honneur de l’Hôtel de Ville de Bruxelles mais qu’il serait en même temps tabou de chicaner le maintien un peu plus loin de la statue d’un souverain qui a raflé les richesses de quasi un demi-continent. Surtout à 200 mètres d’un quartier où commercent et habitent les descendants directs de ceux qui se firent alors exploiter. Olé.

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