Encore une histoire de la violence (sans Édouard Louis)

Cillian Murphy dans les rues vides de Londres (28 Days Later de Danny Boyle). © ISOPIX/20th Century Fox Film Corp
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Cette semaine, notre « Claude Moniquet du Parvis de Saint-Gilles » vous retrace son histoire de la violence la nuit à Bruxelles. Est-ce que ça finit bien? Ouais mais non. Comme Twin Peaks, en fait: on n’y comprend plus rien. Gnons au sucre de 1986 et rues vides de 2018, voici le Crash Test S03E36, en mode revival Sortie de Route.

Entre bien d’autres choses, je dois à Sortie de Route, la rubrique noctambule que j’ai durant quelques années tenue sur ce site, l’appellation de « Claude Moniquet du Parvis de Saint-Gilles ». L’expert de l’expertise, donc. Le gars qui gère plutôt bien son sentiment d’imposture au moment de balancer son petit grain soi-disant érudit aux pious-pious. Le type qui sait peut-être un peu de quoi il parle, mais n’en gonfle pas moins quelques sacs. Ce Jedi mindfuck reste au point: en l’espace de trois jours, j’ai cette semaine été interviewé deux fois sur ce que devient la nuit bruxelloise. En gros, c’est assez simple: 1. Je n’en sais rien et 2. On vit tout de même une drôle d’époque. Reste qu’est malgré tout sorti de ces conversations -l’une avec un journaliste confirmé de 51 balais, l’autre avec un étudiant de l’IHECS- quelque chose de très troublant, voire de carrément trouble: on n’a jamais été autant obsédé par la violence et le sécuritaire. Alors que lorsque l’on sort la nuit en 2018, du moins à Bruxelles, on a beau sans doute risquer quelques insultes et peut-être même quelques gnons, il me semble tout de même clair que l’éventualité d’un morceau de sucre ou d’un marteau de bus en travers de la tronche s’est considérablement amoindrie par rapport à ma jeunesse.

Quelques souvenirs personnels des années 80: dans la poche d’un punk, il y avait toujours des carrés de sucre, parce qu’en cas de bagarre, les mecs se calaient le sucre entre les doigts et s’en servaient pour frapper au visage. Or, la légende veut qu’une blessure ouverte au sucre cicatrise vraiment dégueulassement. Je ne sais pas si c’est vrai, mais il y avait donc une nette volonté de défigurer l’adversaire, c’était vicieux. Et courant. Ceux qui préféraient le sucre au fond de leur café, mais désiraient malgré tout disposer d’une arme légère capable de remixer une dentition, volaient quant à eux dans les bus les petits marteaux rouges destinés à briser les vitres en cas d’accidents. Ou une truelle au Brico. Ou se trimballaient avec un marteau, un cutter ou un tournevis. On m’a même appris, à l’école, à transformer un trousseau de clés en coup de poing américain improvisé. J’ai vu des bagarres à la ceinture, au cadenas de vélo, à la brique de chantier. Un copain sortait la nuit avec un petit couteau de cuisine, avant de décider qu’un seul phallus était déjà bien suffisamment difficile à gérer. Je me souviens aussi d’un type, je ne sais trop comment -les rayons gamma mélangés à la cigarette aux épinards, sans doute- qui a réussi à soulever de terre une Vespa pour la jeter sur un autre gars, et ce dans une rue commerciale bondée, vers 20 heures.

En Wallonie, c’était pire et ça l’est peut-être toujours. Le bon vieux cliché des tronçonneuses qui sortent des coffres à la première embrouille sur le parking. Un mec de ma classe, le Shaun Ryder nivellois, s’était acheté un flingue (il dealait un peu si je me souviens bien), qu’il a perdu sur le dancefloor d’une discothèque de Waterloo. À Liège, dans une rue de snacks, j’ai vu un mec en défigurer un autre à coups de talons, comme Ryan Gosling dans Drive, pendant que les gens continuaient tranquillement à mâchonner leurs pains-frites. C’est ça le pire, en fait. Sur le moment, toute cette violence n’a jamais semblé réellement choquante. Bien entendu, le fait que je m’en souvienne toujours 30 ans plus tard laisse supposer du contraire, mais sur le moment, cela faisait partie du décor, du style de vie choisi, du risque accepté. Ça durcissait la couenne, ça faisait relativiser certaines choses, ça apprenait la street life. Je n’ai pas la nostalgie de cette époque. Mais l’ayant traversée sans réelle encombre, j’ai donc aujourd’hui effectivement tendance à me demander quel tour pendable on essaye de me jouer quand on me parle de violence accrue et d’insécurité folle, là, maintenant, la nuit, en 2018. Un type se ramasse un coquard, l’expose aux médias et cela suffit à émouvoir et faire trembler dans les chaumières. Ce mois de juin, durant les heures de foot, on se fait servir en terrasse ses boissons dans des gobelets en plastique, des fois que moi le Belge, j’aurais envie d’égorger le Panaméen au tesson si j’avais du verre sous la main. C’est n’importe quoi. Nous ne sommes pas dans la Belgique Orange Mécanique. Nous ne le sommes plus.

L’univers des années dont je parle était beaucoup plus violent que celui d’aujourd’hui. Du moins, est-ce comme ça que je le perçois. On avait déjà une menace terroriste fantôme (CCC/Tueurs du Brabant), on avait déjà des types en uniformes avec des mitraillettes à chaque coin de rue (et une théorie de conspiration voulant qu’ils préparent un coup d’État d’extrême droite). Est-ce que ça a plombé l’ambiance? Non. Est-ce ça a terré les gens chez eux? Non. Est-ce que ce sentiment de danger diffus ne rendait pas au contraire les choses plus excitantes encore? Évidemment. Ces années-là, c’était Mad Max, c’était New York 1997, c’était Rue Barbare et le Summer of Sam de Spike Lee. Bruxelles 2018, ce n’est plus ça. Du tout. Ça l’est peut-être pour les torchons et les populistes, mais pour moi qui traverse souvent cette ville à pieds, la nuit, régulièrement bourré, c’est surtout devenu le même décor qu’une ville de province allemande ou française. La nuit, la rue bruxelloise de 2018 ne s’est pas vidée que de ses potentiels dangers, mais aussi des insomniaques qui clopent et des mémés en bigoudis qui promènent leurs chiens. Ça n’a jamais été vide à ce point. L’autre soir, un café généralement plutôt canaille a fermé à 22 heures pétantes faute de clients et sur le chemin me ramenant à la maison, j’ai dû croiser 9 personnes. Neuf personnes à 22 heures, quasi en été, dans une capitale de plus d’un million d’habitants? Même dans le Londres de 28 Days Later, Cillian Murphy rencontre plus de monde…

Et le Claude Moniquet de la night ne s’explique donc pas ce changement drastique d’ambiance, comment et pourquoi cette ville qui passait il y a encore quelques années pour la Barcelone du Nord ressemble aujourd’hui à une caserne dès l’extinction du grand feu jaune et rond dans le ciel. Un reste de lockdown? La crise? Le manque d’intérêt des jeunes générations pour les bars et les discothèques? Les mesures sur le son et les heures de fermeture plus strictes qui coupent toute envie de sortir? Le piétonnier? La peur de croiser un islamiste avec une bonbonne de gaz scotchée sur sa poitrine? La faute à qui, tout ça? Et pourquoi, surtout? Des questions dont on n’a pas fini de faire le tour…

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