Série ville et livres (6/7): un Américain à Paris

Le récent Midnight in Paris de Woody Allen, histoire d’un romancier new-yorkais fasciné par l’âme de la Ville Lumière sous ses années folles, vient le rappeler: Paris a toujours été cette matière en fusion pour fictions en panne. Entre autres américaines. De Scott Fitzgerald à Gertrude Stein, de Dos Passos à James Joyce, de Chester Himes à Henry James, tous sont un jour montés à la capitale sans plus jamais en redescendre.

Parmi eux, Ernest Hemingway. Le Chicagoain a 23 ans quand, vétéran d’une Première Guerre mondiale qui l’a laissé sévèrement blessé, Paris l’appelle pour une parenthèse française bénie de quelque 6 ans, dans laquelle il pose, avant la lettre, les bases d’une vie d’artiste en résidence: « Découvrir tout ce monde nouveau d’écrivains, et avoir du temps pour lire, dans une ville comme Paris où l’on pouvait bien vivre et bien travailler, même si l’on était pauvre, c’était comme si l’on vous avait fait don d’un trésor. » « Tatie » y loue, pour sa femme et lui, une petite chambre au-dessus d’une scierie rue Notre-Dame-Des-Champs, se convaincant d’une chose: Paris est « la ville la mieux faite pour permettre à un écrivain d’écrire« .

Et sa nouvelle patrie tient ses promesses, qui lui inspire, dès 1926, un premier roman, Le soleil se lève aussi, histoire… d’un Américain à Paris. Hemingway désire alors affiner son crayonné de la ville, se détacher de la fiction et réaliser d’authentiques Vignettes parisiennes, sortes de mémoires de sa vie d’alors. A 25 ans à peine, il a la faiblesse de croire que l’éloignement suffira à la justesse du portrait. Mais le sujet lui résiste: « Peut-être, loin de Paris, pourrais-je écrire sur Paris, comme je pouvais écrire à Paris sur le Michigan. Je ne savais pas que c’était encore trop tôt parce que je ne connaissais pas encore bien Paris. »

En 1927, Hemingway met fin à ses errements sentimentaux en quittant sa femme pour sa maîtresse. Sa rupture l’arrache à ce qu’il appellera sa « première période parisienne« , et il délaisse alors son projet d’écriture comme on ferme une maison de vacances dans laquelle on croit pouvoir revenir. Ce n’est que 30 ans plus tard que Paris se rappelle à lui quand, en 1956, la direction du Ritz le prie de récupérer, depuis Cuba où il réside désormais, 2 malles-cabine que l’hôtel gardait en dépôt depuis 1928. A l’intérieur, pris dans la poussière d’une époque consommée, carnets de notes, pages dactylographiées, objets et vieux vêtements le font instantanément replonger. De tous ses lieux de résidence -Idaho, Cuba, Espagne-, il cherche alors à se relancer, à corps perdu et gravement malade, dans cette jeunesse révolue, re-parcourant inlassablement par l’écriture les grandes avenues qui en furent les témoins. Il écrit sans relâche, jusqu’à son suicide en 1961, laissant une suite de chroniques inachevées rassemblées sous ce titre, Paris est une fête.

Rive gauche

Aujourd’hui réédité dans son intégralité chez Gallimard, le recueil donne de Paris un rendu fascinant, celui d’une ville entre 2 âges, à l’aube de la modernité. Où l’on use encore de pneumatiques mais déjà du métro, où l’on entend encore le pipeau de bergers menant leurs chèvres, du haut d’appartements sans eau courante. Dans un style au plus près du réel, frappant de dépouillement et de simplicité, Hemingway y égrène ses souvenirs le long de chroniques vibrantes d’une incroyable insouciance. Sauf quand il se rappelle d’être un respectable journaliste, Hemingway est ancré à sa bien-aimée rive gauche et à ses incontournables cafés d’artistes du Montparnasse d’alors -Closerie des Lilas en tête. Avec la découvreuse Gertrude Stein et sa cour d’art moderne, le peintre Pascin et ses modèles so frenchy, le poète Ezra Pound, le critique Ford Madox Ford et Scott et Zelda Fitzgerald -tous donnent lieu à de magnifiques portraits-, ils forment une vraie communauté d’artistes fauchés et expatriés -ce que Gertrude Stein nommera la « lost generation ». Une lignée d’après-guerre qui se mêle peu aux Français mais qui tire de la Ville Lumière une nouvelle manière d’intégrer l’art à la vie. Et Hemingway de raconter au plus juste l’argent qui manque et la faim quasi constante -pour fuir les vitrines rutilantes, il se réfugie au musée du Luxembourg où son regard avide lui fait voir dans les tableaux de Cézanne une force quasi surnaturelle-, les beuveries improvisées à la paye de l’un ou l’autre, la petitesse des chambres, et les cafés rassembleurs qui offrent des prolongements inattendus de l’intimité: « Le Dôme était plein, lui aussi, mais les consommateurs étaient des gens qui avaient passé la journée à travailler. Il y avait des modèles qui avaient posé, et des peintres qui avaient travaillé jusqu’à ce que la lumière vînt à leur manquer; il y avait des écrivains qui avaient achevé leur journée de travail, pour le meilleur ou pour le pire, et il y avait aussi des buveurs et des phénomènes, dont quelques-uns m’étaient connus et dont certains étaient de simples figurants. »

Le livre entier balance constamment entre épisodes épiques -les passages sur Scott Fitzgerald, incurable hypocondriaque, pilier de comptoir et magnifique écrivain, sont drôlissimes- et une douce mélancolie qui poudroie en arrière-plan continu: « Mais Paris était une très vieille ville et nous étions jeunes et rien n’y était simple, ni même la pauvreté, ni la richesse soudaine, ni le clair de lune, ni le bien, ni le mal, ni le souffle d’un être endormi à vos côtés dans le clair de lune. »

Paris est une fête est un livre auquel, à l’image d’une ville et de la relation passionnelle et entrecoupée qu’il lui porta, Hemingway ne sut jamais trouver de conclusion -les bouleversants fragments et brouillons rapportés dans la dernière partie du livre en témoignent: « Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une personne à l’autre. Nous y sommes toujours revenus, et peu importait qui nous étions, chaque fois, ni comment il avait changé, ni avec quelles difficultés -ou quelle facilité- nous pouvions nous y rendre. Paris valait toujours le déplacement, et on recevait toujours quelque chose en retour de ce qu’on lui donnait. » Une manière de promettre la fête de Paris à qui saura s’en saisir à sa suite et de ne jamais clore tout à fait la féérie d’un livre envoûtant.

Ysaline Parisis

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