Rokhaya Diallo, intersectionnalité et afroféminisme

Rokhaya Diallo, afroféministe prochoix. © DR
Nicolas Bogaerts Journaliste

Avant une double intervention à Bozar, la documentariste, militante féministe antiraciste Rokhaya Diallo fait le point sur la visibilité des luttes contre les différentes formes d’oppression. Et plaide pour un récit commun et inclusif.

Elle nous reçoit dans son bureau improvisé sous une mansarde parisienne, aussi réduite que son domaine d’intervention est vaste: son essai Racisme: mode d’emploi (2011) est une référence, son livre Afro! fait l’objet d’expositions à travers la France, ses interventions télé dans des talk-shows sulfureux (TMPM, L’Heure des Pros, Salut les Terriens…) ont fait le tour du Web. Son expertise et son expérience l’ont conduite à être nommée au Conseil du numérique français l’an dernier, avant d’en être évincée suite à une violente campagne de dénigrement. Féministe intersectionnelle, militante décoloniale, Rokhaya Diallo, qui oeuvre à rendre visible l’invisible, ne rentre décidément dans aucune case.

On vous désigne souvent comme « la féministe qui défend le port du voile ». Que vous inspire cette case aussi pratique que réductrice?

Ce que je défends, c’est la liberté à disposer de son corps et le choix. Je soutiens autant les femmes qui choisissent de porter le voile en France que celles qui veulent se dévoiler ou s’habiller différemment. Je me définis comme prochoix, car ce qui est réellement important c’est que les femmes puissent soutenir leurs choix là où c’est difficile pour elles de le faire. En l’occurrence ici en France, la difficulté -on l’a vu récemment-, c’est de le porter. En Iran, en Arabie, beaucoup de femmes sont voilées de force et veulent s’en débarrasser. Pour moi, c’est la même démarche, qui mérite le même type de soutien.

Être femme noire en Europe, cela a une signification particulière en 2018?

Ben, pour moi en fait, c’est rien (rires). Mais pour la société, c’est autre chose! Quand je me lève le matin, je vois Rokhaya, individu à part entière. Jusqu’à ce que je croise la première personne ou vive le premier événement qui me renvoie à cette condition: je suis noire, mon humanité est en permanence réduite à ce que les gens voient de moi, qui ne me correspond pas nécessairement et qui crée des amalgames.

Vous vous situez sur un féminisme intersectionnel. Ce terme, bien présent dans la culture anglo-saxonne, est encore relativement nouveau en Europe…

L’intersectionnalité est le fait de considérer que toutes les oppressions doivent être combattues, sans les hiérarchiser. Et qu’il existe des personnes qui sont au carrefour de plusieurs oppressions: transgenres, musulmans, femmes, immigrés, homosexuels, handicapés, pauvres… Il ne faut pas uniquement se concentrer sur un combat car la lutte en faveur d’une catégorie peut augmenter l’oppression d’autres groupes. On ne peut pas lutter de manière digne si notre émancipation augmente l’oppression d’autres personnes.

Intersectionnalité et afroféminisme recoupent les même luttes, les mêmes visions?

L’afroféminisme est un féminisme qui tient aussi compte du fait que certaines femmes sont noires. Il existe au même titre qu’un féminisme musulman, ou qu’un asioféminisme qui commence à émerger en France. Avec les mêmes questions, mais d’autres clichés collés sur les femmes en fonction de leur origine réelle ou supposée. On peut le décliner à l’infini et sur le plan ethnique: le phénomène existe depuis les années 70 avec les féministes latina aux États-Unis. Pour moi, cette intersectionnalité pointe le privilège blanc. Quand un groupe de féministes blanches se disent universelles, en réalité elles ne le sont pas. L’universalité ne s’impose ni ne se décrète, elle doit être portée par toutes les femmes. C’est le point aveugle d’une catégorie qui refuse de remettre son privilège en question car elle ne le voit pas.

Votre documentaire De Paris à Ferguson: coupables d’être noirs, qui sera diffusé dans le cadre du festival Afropolitan, montre des militantes américaines pour la plupart très jeunes, issues en nombre de la communauté LGBT et très conscientes politiquement. Vous y avez vu une différence avec la situation en France? Ce modèle n’est peut être pas transposable en raison d’un contexte historique et militant différent?

Cela n’empêche pas d’être inspiré par les différentes productions intellectuelles nées aux États-Unis, qui sont en avance sur l’Europe sur ces questions-là, depuis Angela Davis, Martin Luther King ou Malcolm X. N’oublions pas non plus que les Black Panthers ont été influencés par l’essayiste français Frantz Fanon ou les penseurs de la Négritude Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Les ressources intellectuelles sur les questions d’oppression raciales existent en France depuis très longtemps. Les modèles américains et français ne sont pas directement transposables en raison de leurs histoires différentes, si ce n’est, ne l’oublions pas, que la France a pratiqué l’esclavage, qu’il y a des contextes français -les Antilles françaises, la Réunion…- qui sont post-esclavagistes. En Guyane, on retrouve des profils assez proches des Afro-Américains car ce sont des descendants d’esclaves qui ont vécu une forme de ségrégation. En France métropolitaine, énormément de femmes prennent la parole sur les violences policières: Assa Traoré (soeur d’Adama, décédée par asphyxie en 2016, lors de son interpellation, NDLR), Jessica Lefèvre… Par rapport aux années 80, il y a beaucoup plus de femmes aujourd’hui qu’auparavant. Quand on regarde de près les mouvements actuels, nombreux, qui sont peu médiatisés, comme le collectif Mwasi, qui organise le festival NYANSAPO, on y trouve beaucoup de LGBT. Des trans aussi, comme João Gabriell. Des gens moins visibles dans les médias traditionnels mais qui sont très actifs en ligne, sur les réseaux, dans leurs podcasts. C’est une version non orthodoxe des luttes portée par les générations Y ou Z qui boudent le mode d’expression traditionnel qui les concerne peu ou pas du tout.

Dans les années 80, la lutte antiraciste faisait partie du mainstream et du consensus culturel. Aujourd’hui, il y aurait un antiracisme (ou un féminisme) respectable, et un autre qui l’est moins?

Tout d’abord, par rapport aux années 80, une imposture est tombée. En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme a été rebaptisée Marche des Beurs par Libé et a été récupérée. SOS racisme a capté l’aura médiatique d’une marche qui n’était pas venue d’eux. Jacques Attali a écrit texto que Touche pas à mon pote était avant tout une construction médiatique: les concerts étaient sympas mais dépolitisés, et ne se posaient pas la question du racisme à gauche. Cette situation a duré durant une trentaine d’années, puis des groupes comme le Cran, la Voix des Rroms, les jeunes Chinois de France, Stop Contrôle au Faciès… ont voulu porter leur propre parole. Ces groupes-là sont stigmatisés et considérés comme communautaristes. Les voix d’aujourd’hui paraissent radicales, mais ce sont les voix des enfants qui ont vu leur parents se faire confisquer la leur et qui disent: « Maintenant ça suffit, nous nous donnons les moyens de ne laisser personne parler en notre nom. « 

Rokhaya Diallo
Rokhaya Diallo© DR

Le qualificatif « raciste », s’il est juste, est souvent rejeté parce que très difficile à entendre, considéré comme injurieux. Comment, dès lors, faire comprendre votre conception du racisme d’État?

On vit dans une société structurellement raciste, dont tout un chacun inhale ce qu’elle dégage, comme des particules fines, y compris à son corps défendant. C’est la conséquence de l’Histoire. On ne transforme pas 400 ans d’oppression en quelques décennies. Durant 400 ans, des images ont été forgées, qui existent encore à travers le cinéma. Prenez Autant en emporte le vent… Quand Hattie McDaniel a remporté son Oscar, elle n’a pas pu entrer à la cérémonie par la porte principale, elle a du prendre une porte dérobée. C’est très difficile de déconstruire ce qui irrigue les chansons, les comptines, le cinéma, la télé depuis des décennies.

Aux États-Unis existe depuis longtemps une narration des oppressions, de l’invisibilité, au cinéma, à la télévision. Chez nous, ce récit attend encore son heure…

Atlanta, Empire, Master of None, Insecure…: on ne parvient pas à raconter des histoires comme ça en France, alors qu’il y a des expériences similaires. Le cadre reste celui des Blancs, où la plupart du temps les personnes de couleurs sont invisibles, sauf pour jouer des rôles prédéterminés. J’ai été effarée, en regardant le film Rock n Roll, de ne voir que des Blancs. Mais dans quelle ville il habite, Guillaume Canet? Je ne sais pas comment c’est possible de faire ça. Sous les jupes des filles, d’Audrey Dana, c’est pareil. À croire que ceux et celles qui écrivent ces histoires ne voient pas les gens de couleur. Dans Dix pour cent, il y a bien Stéfi Celma, mais elle n’a pas un rôle déterminant. Or, on le voit bien, la fiction est la forme la plus puissante pour faire passer un message, exposer des motifs. C’est une exposition des faits qui rentre dans les foyers. Le film L’Ascension, adapté du livre de Nadir Dendoune Un tocard sur le toit du monde, a réussi, sur un thème magnifique, à représenter une famille africaine dans son quotidien, sans en faire une famille à problèmes. On n’a jamais vu ça ailleurs.

Il y a des ressorts politiques qui forgent cette histoire culturelle. L’idée de communauté nationale unique est-elle un instrument politique des détenteurs du privilège pour se prémunir de la diversité? La considèrent-ils, selon vous, comme une menace?

Tout part de « Nos ancêtres les Gaulois », fiction historique qui dit que nous avons un socle commun auquel nous devons nous référer. Il nous faut une autre narration qui soit inclusive, qui prennent en compte toutes les composantes de notre Histoire commune. Les Marrons et la Révolution haïtienne entre 1791 et 1804, cette première république noire libre, sont dans la lignée philosophique des Lumières, des révolutions américaines et françaises. Or, ils sont absents des grands récits nationaux. L’idée de communauté nationale conduit à renier ou ignorer les bases philosophiques qui la soutiennent. Si on se réfère aux valeurs fondatrices de la République, Diên Biên Phu, en 1954, est une victoire contre l’oppression coloniale, pas une défaite! Pas facile, dans ce cadre, d’appliquer les valeurs qu’on proclame. Multiplier les ancêtres, c’est reconnaître la diversité des composantes historiques, c’est permettre à tout le monde de se reconnaître mutuellement et jeter les bases d’une communauté nationale inclusive. Un récit commun ne peut être écrit sur des bases qui écrasent, mais qui incluent.

Artistes de choix

Imany
Imany© DR

Rokhaya Diallo: « Je salue la puissance politique des derniers clips d’Imany et de Kery James, et celle de l’actrice Aïssa Maïga, une des premières à s’exprimer sur le racisme d’État. David Bobée du Collectif Décolonisez les Arts avait co-rédigé une tribune pointant les Molières « so white » en 2016. Avec le Centre Dramatique National de Normandie-Rouen, dont il est directeur, il a créé Moi, la mort, je l’aime, comme vous aimez la vieautour de Mohammed Merah, en 2017, à Avignon. France Zobda est une actrice et surtout une productrice qui a soutenu des oeuvres difficiles comme le téléfilm Le Rêve français.

Rachida Brakni
Rachida Brakni

Françoise Vergès a imaginé les visites « L’Esclave au Louvre: une humanité invisible », qui offre un point de vue renversant, tout comme l’exposition Imaginaires et représentations de l’Orient: Question(s) de regard(s)qu’elle propose avec Lilian Thuram au Musée Eugène Delacroix (jusqu’au 28 avril, NDLR). Sarah Carmona fait de même avec les représentations des Roms. Enfin, j’admire le parcours de Rachida Brakni et son premier film, De sas en sas, qui raconte ces femmes, ces mères, ces soeurs qui attendent au parloir des établissements pénitentiaires. »

Afropolitan Festival

Magic System
Magic System

Du 23 au 25 février, Bozar consacre trois journées aux artistes et intellectuels africains ou afro-descendants d’Europe, d’Afrique et des États-Unis, mis à l’honneur dans une programmation riche qui franchit allègrement les barrières de style et de genre. Et s’inscrit dans le politique. L’artiste afro-américain Kehinde Wiley sera mis à l’honneur (jusqu’au 5 mai) dans une exposition questionnant l’iconographie du sacré. Rokhaya Diallo y présentera son documentaire De Paris à Ferguson: coupables d’être noirs et participera à la table ronde « No Justice, No Peace »: New Forms of Black Protest suivant la projection du documentaire Whose Streets? de Sabaah Folayan, en compagnie de Damon Davis, Dalilla Hermans et Nicole Hischfelder. Concerts (Baï Kamara Jr, Magic System, Baloji), ateliers de slam ou de chant Gospel, Master class de Julie Dash, expo photos et performances sont là pour montrer que décidément oui, Black Lives Matter.

Infos et réservations www.bozar.be

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