Villeneuve, en mode SF

Amy Adams, chargée d'établir le contact avec d'énigmatiques extraterrestres. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Arrival, le réalisateur canadien Denis Villeneuve investit avec brio le territoire de la science-fiction en compagnie d’Amy Adams et Jeremy Renner. Un essai concluant, avant Blade Runner 2049, attendu à l’horizon 2017…

Dix-huit ans après le film de ses débuts, Un 32 août sur Terre, le parcours du réalisateur canadien Denis Villeneuve tient du sans-faute. Aux essais québécois initiaux ont succédé les productions internationales sans qu’il n’y ait sacrifié son identité de cinéaste -postulat vérifié de Incendies à Prisoners, et jusqu’au narco-polar Sicario, exécuté de maîtresse façon. Arrival, son huitième long métrage, le voit aujourd’hui investir la science-fiction avec un incontestable brio, mis au service d’une vision toute personnelle. Ce n’est pas tous les jours, après tout, qu’une linguiste (Amy Adams, magnifique) est convoquée pour établir le contact avec d’énigmatiques extraterrestres ayant pris position dans leurs vaisseaux oblongs aux quatre coins de la planète, la voie du dialogue étant privilégiée à celle de la confrontation. On serait enclin à y voir, autant qu’un argument scénaristique, une disposition politique, hypothèse discutée lors d’une Mostra de Venise que Villeneuve visitait en coup de vent, ayant pris congé, l’espace de quelques heures, du tournage de Blade Runner 2049 à Budapest…

Quelle est votre relation à la science-fiction?

Beaucoup de gens ont l’air surpris que je me tourne vers la science-fiction, mais pour mes proches, c’est plutôt l’inverse: ils se demandent pourquoi cela m’a pris si longtemps. J’ai baigné, enfant et adolescent, dans la science-fiction, lisant des romans mais aussi des bandes dessinées européennes. L’essentiel de la SF d’aujourd’hui a été influencé par les auteurs belges et français de BD de la fin des années 60 et des années 70, Moebius, Bilal, Franquin, Mézières, Druillet… dont le travail a imprégné la production à suivre. Je rêvais donc de tourner un film de science-fiction depuis longtemps, mais j’attendais la bonne histoire. Ce n’est pas évident, parce qu’en général, elles sont surtout destinées aux adolescents et s’intéressent plus aux évolutions technologiques qu’à la condition humaine. Mais quand j’ai lu Story of Your Life de Ted Chiang, j’ai eu la conviction d’avoir trouvé le bon sujet, une oeuvre magnifique dont la construction repose sur le décodage du langage extraterrestre et son impact sur les gens qui s’y attèlent. Donc, quelque chose de difficile à adapter d’un point de vue dramatique.

Depuis le moment où vous vous êtes lancé dans ce projet, on a assisté à la crise des réfugiés, mais aussi à l’émergence de Donald Trump. Ces éléments en ont-ils modifié la perspective?

Il n’y avait pas d’agenda politique quand je me suis attelé à Arrival. Aujourd’hui, le film sort dans ce contexte que nous connaissons tous, et il en devient pour ainsi dire politique, évidemment. Mais les bases du projet sont restées inchangées et je m’en suis tenu à la ligne que nous avions fixée dès le départ. Un phénomène étrange, c’est que quand nous essayions de décrire les réactions politiques face à l’arrivée des vaisseaux spatiaux, je craignais de verser dans les clichés, mais un simple coup d’oeil aux journaux, chaque matin, me confirmait que nous étions dans le bon. C’est dire si nos leaders sont prévisibles. Ce n’est pas là que réside l’originalité du film: son contexte politique découle de la réalité, tristement.

Un aspect de Story of Your Life vous a-t-il particulièrement parlé?

L’idée que le langage culturel puisse modifier la vision du monde, une hypothèse très stimulante. Et puis, cette autre idée voulant qu’en dehors de la bulle de notre langue, notre seul lien avec l’inconnu réside dans l’intuition. J’y ai vu une formidable vision à explorer à l’aide de la science-fiction.

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Le langage cinématographique a-t-il nourri votre vision du monde?

Le travail des documentaristes canadiens Michel Brault et Pierre Perrault, dans les années 60, m’a vraiment impressionné. Mais c’est une question très vaste: on passe la moitié de sa vie à dormir et donc à rêver, et j’ai par ailleurs passé une bonne partie de mon existence devant des écrans, ce qui m’a beaucoup appris. La première fois que j’ai créé de la violence face à la caméra, je me rappelle avoir hésité quand j’ai réalisé que toute ma connaissance de la violence venait du cinéma -j’avais été témoin d’une certaine violence dans ma vie, mais sans contact réel. Il est étonnant de voir combien nous apprenons les choses par le biais des images, et comment cela influence notre subconscient. Essayer de défricher de nouveaux territoires est un immense défi pour un réalisateur. Pour certains, leur vie elle-même constitue une aventure, mais moi, si je considère mon existence, il faut que j’aille chercher l’inspiration ailleurs.

Certains films de science-fiction ont-ils servi de références?

Pas vraiment. La référence que j’ai employée pour l’équipe, ce sont les oeuvres de l’artiste contemporain américain James Turrell, et ses jeux sur la lumière et les espaces qui donnent une sensation d’infini à travers les couleurs. Après, si on est né à la fin des années 60 ou au début des années 70 et qu’on fait un film sur des extraterrestres, on ne peut nier l’influence de Steven Spielberg et de Rencontres du troisième type. C’est un de mes héros d’adolescence et j’ai une énorme admiration pour son travail. Mais si j’étais conscient de rendre hommage à un maître, j’essaie aussi, quand je tourne, de devenir autiste par rapport au cinéma, en oubliant tout ce qui a été fait auparavant et en agissant comme si j’étais le premier. J’essaie de me couper de mes références, même si parfois, elles me rattrapent inconsciemment: quand on dispose un élément noir vertical dans le champ, ça a bien sûr déjà été vu dans 2001, mais ça m’amuse…

Emily Blunt n’était pas une star quand vous l’avez choisie pour Sicario, pas plus que Amy Adams pour Arrival…

Je ne cherche pas des stars, mais des artistes forts. Je ne choisis pas des acteurs en fonction de leur indice de notoriété sur Imdb mais pour ce qu’ils peuvent apporter au projet. Quand on regarde un film, il y en a en fait deux: celui qui se déroule à l’écran, et un autre, qui se passe derrière les images. Quelque chose se produit dans le trajet émotionnel du personnage, que l’on ne voit pas à l’écran, mais que l’on peut ressentir. Dans le cas présent, il fallait sentir le processus de deuil et son parcours, ce qui nécessitait une actrice ayant de la profondeur et la capacité de restituer cette dimension, d’ajouter un niveau à la narration. Et Amy Adams a ces qualités.

Denis Villeneuve et Amy Adams sur le tournage de Arrival.
Denis Villeneuve et Amy Adams sur le tournage de Arrival.© DR

Vous évoquiez combien défricher de nouveaux territoires constitue un défi. Mais qu’en est-il lorsqu’on s’attèle à un projet comme Blade Runner 2049, pour lequel un modèle existe déjà?

Quand j’ai pu enfin faire de la science-fiction, j’ai cru que j’allais trouver un nouveau terrain de jeu. Mais après 15 minutes, j’ai réalisé que ça allait être un cauchemar, en raison même de ce défi. Cela n’a fait qu’accroître mon respect pour les réalisateurs qui l’ont fait dans le passé. Il est vraiment difficile d’imaginer et de créer des êtres qui n’aient jamais été vus auparavant et qui fassent sens, et d’y ajouter des règles et la technologie. Mais Blade Runner 2049 représente un défi plus grand encore, parce que pour Arrival, au moins, la responsabilité m’incombe à moi seul. Tandis que sur le film que je tourne actuellement, je compose avec l’univers de quelqu’un d’autre, et c’est un défi quotidien: à chaque décision, j’ai l’impression de sentir l’haleine de Ridley Scott dans mon cou, et cela même s’il m’a laissé une liberté totale et s’est montré très généreux. Quand j’ai des questions, je lui écris, ou je lui parle, c’est fort simple, mais en dehors de ça, il me laisse agir à ma guise. Mais je ne dors néanmoins pas beaucoup… (rires)

Essayez-vous de rester fidèle à l’imagerie de Blade Runner, ou d’y apporter quelque chose de nouveau?

Je ne suis pas censé en parler, mais… Le film que nous tournons doit être fidèle à l’original, c’est une suite et nous devons adhérer et respecter ce qui a été fait auparavant. Mais je ne suis pas Ridley Scott, c’est un maître, et j’ai ma sensibilité propre. Je vois donc apparaître devant la caméra un animal étrange, dont je me demande comment vous allez l’accueillir. Nous flirtons avec le désastre, mais je prends mon pied comme jamais, et Ryan Gosling est un acteur très inspirant. Il me transmet son énergie, parce que je n’avais jamais travaillé sur un projet d’une telle échelle, ni d’une telle longueur, avec une telle somme de travail…

Comment mesurez-vous le chemin parcouru depuis que vous présentiez Incendies ici-même, en 2010, aux Venice Days?

C’est comme si j’avais embarqué sur des montagnes russes. Le film a été acheté par Sony Pictures Classics et s’est retrouvé en lice pour les Oscars. Si bien que quelque chose que je n’avais jamais imaginé s’est produit: je me suis retrouvé à travailler à Los Angeles. C’était a priori hors de question pour moi, qui ne voulais pas faire Legally Blonde 5 ou des films de ce genre. La liberté créative est essentielle à mes yeux, et j’avais l’impression qu’elle ne pourrait m’être garantie là-bas. Lorsque j’ai été invité à Hollywood, j’ai envisagé Prisoners, mon premier film américain, comme une expérience culturelle, censée rester sans lendemain. Je me souviens très bien de ma femme me prévenant: « Ne reviens pas ici en te plaignant, parce que tu sais très bien où tu vas mettre les pieds. » Mais à ma grande surprise, l’expérience s’est avérée agréable. La chance entre en ligne de compte, et j’ai eu celle de travailler pour un petit studio, Alcon, qui m’a protégé: ils ont veillé sur moi, m’ont fait travailler avec une excellente équipe, sans tenter de m’influencer. Ce fut positif et j’ai décidé de continuer. Ce qui est formidable, là-bas, c’est le nombre d’outils qu’on a à sa disposition. Arrival en est un bon exemple: j’aurais été incapable de faire ce film chez moi.

Pourriez-vous néanmoins envisager de retravailler au Canada?

Absolument. J’aimerais vraiment, même si je manque peut-être un peu de conviction en le disant. Cela dépend du projet: à Montréal, je peux faire un certain type de films, mais ceux qui m’attirent pour le moment nécessitent un cadre plus vaste. Mais je fonctionne au coup par coup, et c’est clair que j’aimerais un jour retravailler en français. Même si là, j’aspire à m’arrêter pendant un moment, parce que j’ai besoin d’oxygène…

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