Reda Kateb, l’homme de partout

Reda Kateb: "J'ai consacré un an à la préparation, et notamment à assimiler une technique spéciale pour jouer avec trois doigts..." © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Reda Kateb brille dans le film consacré par Etienne Comar à Django Reinhardt, allant au-delà du mimétisme avec le génial guitariste pour toucher à l’âme d’une personnalité complexe…

Reda Kateb interprétant Django Reinhardt, il y avait là le sentiment d’une évidence qu’une scène, à peine, du film d’Etienne Comar suffit à traduire à l’écran, tant le comédien, découvert dans Un prophète, se coule avec une aisance discrète dans les habits du guitariste. « Reda est un grand acteur. J’apprécie son jeu non démonstratif, très doux mais aussi très profond, observe le cinéaste. D’autres possibilités ont été envisagées, mais très vite, dès la fin de l’écriture, je me suis concentré sur lui. Son implication était manifeste, et il n’y a bientôt plus eu le moindre doute. Il est unanimement apprécié, mais il n’avait pas encore eu son grand rôle. Comme je tournais pour ma part mon premier film, nous étions tous deux confrontés à un immense défi et avons pu y faire face ensemble. »

Connexions diverses

Django constitue un nouveau cap dans la filmographie de Kateb, déjà impeccable chez Kathryn Bigelow (Zero Dark Thirty) comme devant la caméra de Thomas Lilti (Hippocrate), aussi naturel qu’il s’agisse de conduire Christina Hendricks dans les méandres de Lost River ou d’évoluer Loin des hommes aux côtés de Viggo Mortensen. Omniprésent, il y signe une prestation allant au-delà du mimétisme pour atteindre à quelque chose comme l’essence même du personnage: « Je ne connaissais pas grand-chose de Django Reinhardt au moment de me lancer dans ce projet, pose-t-il d’une voix qu’il a légèrement traînante. J’appréciais sa musique sans l’écouter plus que cela. Et j’avais vu quelques photos de lui, j’en avais donc une image. J’ai découvert beaucoup d’éléments pendant le processus de préparation, qui s’est révélé fascinant, parce que chaque fois que j’apprenais quelque chose à son sujet, il m’apparaissait plus mystérieux… »

De son propre aveu, Reda Kateb n’est pas un « method actor ». Pour autant, à l’idée d’incarner le créateur du jazz manouche, il n’a pas manqué de sacrifier aux cours de guitare lui permettant de faire mieux qu’illusion armé de sa six-cordes. « Je n’en avais jamais joué auparavant. J’ai consacré un an à la préparation, et notamment à assimiler une technique spéciale pour jouer avec trois doigts (à l’instar de Reinhardt, dont la main gauche devait rester handicapée suite à un incendie, NDLR). J’ai eu un excellent professeur, je pratiquais plusieurs heures par jour, même pendant les deux films que j’ai tournés entre-temps. La guitare a constitué le meilleur des accès au personnage, une façon de l’approcher concrètement, avec mon corps et mes doigts.« La connexion avec Django s’est aussi établie de façon plus inconsciente, conséquence de leurs origines respectives, tziganes pour l’un, algériennes pour l’autre: « Il y a beaucoup de similitudes entre ces deux cultures, relève Kateb. Notamment le sens de l’accueil. Les Algériens étaient des nomades avant l’émergence de la culture islamique. Il y a chez eux quelque chose de très chaleureux, mais aussi de très pudique; les hommes et les femmes sont un peu sé-parés, aussi. J’ai toujours apprécié la culture tzigane, sans la connaître de très près. J’adore les films de Tony Gatlif: j’étais projectionniste durant mes études, et j’ai vu plusieurs fois Gadjo Dilo. Après, j’ai voyagé, comme le fait Romain Duris dans le film, afin d’enregistrer des musiciens…« 

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Penser le monde différemment

Afin de s’imprégner davantage de cette culture, Reda Kateb a aussi multiplié les rencontres dans les mois précédant le tournage. Accompagné d’Etienne Comar et du directeur de casting, Stéphane Batut, il s’est notamment rendu dans une communauté tzigane sédentarisée de la région de Forbach, dans l’est de la France. Celle-là même où vit Bimbam Merstein, personnage haut en couleur qui, après avoir tenu un petit rôle dans Swing, s’impose ici sous les traits de Negros, la mère du musicien. « La première fois que je l’ai rencontrée, elle a fait du café, m’a souhaité la bienvenue, et nous avons fait une sorte d’audition, se souvient le comédien. Je me sentais comme un invité, parmi tous ces gens. Il était important que la rencontre se fasse de manière réciproque, afin d’éviter un côté folklorique. » Quant à aller à la rencontre des racines carolorégiennes de Django Reinhardt, né à Liberchies en 1910? « Non, je ne l’ai pas fait. Je ne pense pas que Django ait jamais pensé que ses racines se situaient quelque part. Les racines des tziganes sont partout, ce à quoi je souscris: comme acteur, on est beaucoup sur la route. Et moi, étant descendant de différentes immigrations (son père étant originaire d’Algérie et son grand-père maternel de Tchécoslovaquie, NDLR), je me suis pendant longtemps demandé d’où j’étais: en France, j’étais l’Arabe, en Algérie, le Français. Au bout d’un moment, j’ai oublié les problèmes d’identité et j’ai préféré me dire « je suis de partout… ». »

Partant, la dimension politique du film tombe pratiquement sous le sens. Non content de saluer le pouvoir de la musique et de questionner l’engagement artistique, Comar y convoque la mémoire du peuple tzigane, en un écho limpide à la question des réfugiés. « À mon sens, l’art est toujours politique, dans la sincérité que l’on y met et par le regard qu’on y porte sur les gens. Cela passe par le geste plus que par le discours« , relève l’acteur. Avant de poursuivre: « Je me méfie des artistes qui recourent à une forme de discours, que j’y adhère ou non, pour masquer le manque de qualité de leur travail (…). Pour m’engager dans un film, je me dois de ne pas être en désaccord avec son point de vue. Un des angles qui me paraissait vraiment important, c’est qu’au-delà de Django et de la musique, ce film raconte l’histoire d’une famille de réfugiés qui, pour survivre, doit quitter sa maison et partir. Lorsqu’à un moment, Rossignol parle des corps retrouvés sur les galets du lac, cela correspond à quelque chose qui m’a hanté dans la vie et sur ce tournage, puisque ce lac, aujourd’hui pour moi, c’est la Méditerranée, ce cimetière qui constitue la grande honte de notre époque. Il y a des résonances, bien sûr, et c’est important, afin que ce film ne soit pas qu’une carte postale du passé. On fait aussi des choses pour que les gens puissent penser différemment le monde aujourd’hui. Moi, en tout cas, comme spectateur, le cinéma m’y aide parfois… »

Un artiste en temps de guerre
Étienne Comar
Étienne Comar© DR

S’il n’est guère connu du grand public, le parcours d’Etienne Comar dans le cinéma français n’en impose pas moins. Diplômé de la promotion 1992 de la Femis, ce Parisien s’est taillé une solide réputation tant comme producteur (de Zonzon de Laurent Bouhnik à Timbuktu d’Abderrahmane Sissako) que comme scénariste, puisqu’on lui doit notamment les scripts de Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois et de Mon Roi de Maïwenn. À l’entame de la cinquantaine, le voilà donc qui s’essaie à la réalisation, dans un mouvement qu’il estime naturel: « Mon engagement pour le cinéma a toujours été très fort. J’ai commencé par la production, mais en m’occupant surtout du volet artistique. Produire, écrire, mettre en scène, je vois cela comme une continuation: il s’agit toujours de créer des films, en quoi ces trois éléments sont indispensables… »

Django Reinhardt l’aura aidé à franchir le pas, répondant, explique-t-il à son désir de dresser le portrait d’un musicien en proie aux tourments de l’existence. D’où, aussi, le choix de circonscrire le propos aux années d’occupation, une courte période courant de 1943 à 1945 quand, aux triomphes parisiens -« le thème de l’aveuglement dans la création me passionnait« -, succède le départ du guitariste pour Thonon-les-Bains, coïncidant avec son éveil à la tragédie vécue par la communauté tzigane. « Le trajet principal du film, c’est la façon dont il change à travers la musique (…), poursuit Etienne Comar. Instinctivement, je voulais parler d’un artiste en temps de guerre, un désir lié à l’époque que nous traversons aujourd’hui. Dans mon travail, je m’interroge toujours sur ma responsabilité et sur ce que l’on va raconter au spectateur. Je voulais exprimer les questions qui m’habitent. Et en me concentrant sur cette période, je pouvais prendre un peu de distance avec le sujet, tout en me l’appropriant plus directement. J’apprécie ce procédé, que l’on retrouve notamment dans la littérature américaine, de ne pas recourir à l’autofiction mais de parler de soi en trouvant sa propre matière dans un autre personnage. Je m’identifie complètement à Django Reinhardt pendant la durée de ce film, même si je ne suis ni guitariste, ni tzigane, et que je n’ai pas vécu dans les années 40. C’est le mystère de la création, pouvoir explorer cela à travers un autre. »

Un précurseur du rock

De Reinhardt, le réalisateur ne se fait faute de relever les nombreuses contradictions -« qui peuvent créer de grandes personnalités« -, tout en soulignant son courage, à rebours peut-être de certaines idées reçues. « Django était quelqu’un de courageux, mais pas au sens où l’entendent les historiens pour qui il aurait fallu pour cela rejoindre le maquis, ou prendre les armes. Il s’est battu avec ses armes à lui, à savoir sa guitare et sa musique. Les artistes se servent de leurs « armes »: la réponse de Picasso à Guernica, c’est une peinture, il ne s’est pas engagé dans l’armée. Il y a différentes manières de s’impliquer face à une situation dramatique. » Postulat toujours d’actualité d’ailleurs. Et faisant aussi le prix d’un film qui transcende les canons du biopic par sa capacité à résonner à différents niveaux avec le présent, de la question des réfugiés à l’engagement d’un artiste: « L’époque est différente, mais les questions restent les mêmes. On peut retrouver les problématiques du film dans notre société contemporaine. Y a-t-il lieu de jouer devant quelqu’un dont on ne partage pas les idées? Je n’ai pas la réponse, mais pour moi, Django Reinhardt jouant du jazz à Paris en 1943, une musique représentant la liberté, le métissage, le blues, les esprits afro-américains, c’est un peu comme s’il avait dit « fuck » à sa manière. C’était un précurseur du rock par son attitude… » Jimi Hendrix ne pensait pas autrement, qui a baptisé son dernier groupe Band of Gypsys en référence au guitariste…

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