Laurent Raphaël

L’édito: Tout l’art de l’anticipation

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Souvent snobée dans les compétitions généralistes de cinéma -pas l’ombre d’un vaisseau spatial ou d’une envahisseur dans le dernier palmarès de Cannes…- ou de littérature -qui accueillent pourtant à bras ouverts d’autres (sous-)genres comme le thriller ou le polar-, la science-fiction n’en continue pas moins de rameuter les foules.

Une indifférence (un mépris?) de la part de l’intelligentsia qui s’explique en partie par le taux particulièrement élevé dans cette branche de nanars intergalactiques. Une profusion de pommes pourries qui fait peser un soupçon de contamination sur toute la récolte. Dommage car la SF est peut-être le genre qui parle le mieux du monde… d’aujourd’hui. L’emballage techno-futuriste n’est bien souvent qu’un piège optique pour neutraliser nos a priori et traiter les maux qui rongent notre époque par voie intraveineuse.

Souvent snobu0026#xE9;e dans les compu0026#xE9;titions gu0026#xE9;nu0026#xE9;ralistes de cinu0026#xE9;ma ou de littu0026#xE9;rature, la science-fiction n’en continue pas moins de rameuter les foules.

Ainsi, l’escalade militaire dans Arrival de Denis Villeneuve face à la présence inquiétante mais pacifique d’extraterrestres, privilégiée au dialogue que tente d’instaurer une linguiste, n’est qu’une métaphore de l’incommunicabilité grandissante entre les peuples, voire entre les gens, doublée d’une critique acerbe de la tentation chronique de s’en remettre à la violence physique pour régler tous les problèmes. Une tactique malheureusement appliquée avec zèle par tous les frustrés de la galaxie comme par les maîtres du monde. L’exemple vient souvent d’en haut… Même résonance avec le présent dans Ghost in the Shell, l’adaptation sans saveur par Rupert Sanders du manga culte de Masamune Shirow, qui interroge sous le déluge d’action aussi bien notre rapport et notre réponse à la menace terroriste que les frontières floues de l’humanité. Un robot avec une mémoire et des émotions flirte-t-il avec l’humain ou reste-t-il un tas de ferraille sans droit ni personnalité? Un thème métaphysique également abordé dans l’excellente série télé Westworld, où un parc d’attractions peuplé d’androïdes hyper réalistes accueille des visiteurs travaillés par le vice. Un marronnier visiblement pour la SF, la question identitaire et ses répercussions morales mouvantes électrisaient déjà le film matrice de Ridley Scott, Blade Runner, dont la suite est justement attendue pour octobre, avec Ryan Gosling dans le rôle de l’officier K du LAPD. Pas besoin du reste de s’envoler dans les étoiles, de semer le chaos sur Terre ou de convoquer les codes standards de la SF pour ressentir le frisson du grand voyage spatio-temporel. Pour son dernier opéra visuel, Voyage of Time, Malick aligne les tableaux d’une nature sublimée, enfonçant le clou d’une philosophie inspirée par Martin Heidegger selon laquelle le monde n’est pas qu’un contenant mais bien une composante de notre être. Une introspection grandiloquente et hors-sol qui peut sembler détachée du réel sauf qu’elle interpelle directement une civilisation en train de bousiller son environnement, donc une part d’elle-même dans la religion malickienne.

Autant de points de vue plus ou moins déguisés, plus ou moins cinglants sur le monde actuel qui font de la SF un cinéma résolument politique. C’est encore plus éclatant quand ses tenanciers s’aventurent sur le terrain de la prédiction. Et ça tombe bien, on commence à avoir assez de recul pour juger de leur pertinence. Verdict: la fiabilité des prophéties semée dans les romans et les films est nettement supérieure à celle de l’horoscope. La sortie d’un coffret Blu-ray de sept films restaurés de Jean-Luc Godard est l’occasion de (re)voir Alphaville, sorti en 1965. Pour le seul film de science-fiction de sa carrière, le réalisateur suisse transforme Paris en cauchemar futuriste, capitale d’une civilisation prise en étau entre une technologique omniprésente et une désertification affective. La dictature du numérique, le recul de la compassion, on connaît… Un an plus tôt, interrogé par le New York Times, Isaac Asimov dressait l’inventaire des inventions dont il a saupoudré ses romans d’anticipation et qu’il imaginait devenir réalité en 2014. Les écrans intelligents, les repas à réchauffer au micro-onde, les robots capables de faire des tâches simples… tout y est ou presque. Même esprit visionnaire chez Evgueni Zamiatine, un autre Russe, dont la dystopie Nous, écrite en 1920 et rééditée aujourd’hui dans une nouvelle traduction chez Actes Sud, dépeint le système soviétique à venir et anticipe les dérapages totalitaires. Bref, on a tous intérêt à prendre la SF au sérieux puisque, comme disait Woody Allen, « l’avenir est la seule chose qui m’intéresse, car je compte bien y passer les prochaines années« .

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