Christophe Honoré: « Ce que je vise comme émotion chez le spectateur, c’est qu’il soit bouleversé »

Pierre Deladonchamps, Vincent Lacoste et Denis Podalydès (de gauche à droite): trio d'un film touché par la grâce. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Suspendant le temps dans les années 90, Christophe Honoré signe un mélodrame hanté par le sida et la mort mais néanmoins lumineux, une histoire d’amour portée à incandescence par Pierre Deladonchamps et Vincent Lacoste… Un film à la bouleversante beauté.

C’est l’histoire d’un premier et d’un dernier amour. Soit la rencontre inopinée entre Arthur, un étudiant provincial mordant dans la vie à pleines dents, et Jacques, un écrivain trentenaire sachant se consumer du sida, pour un film tendu entre deux sentiments: l’élan et le renoncement. Au-delà de la grâce sensuelle de l’ensemble, il est tentant de voir en Plaire, aimer et courir vite, le onzième long métrage de Christophe Honoré, quelque chose comme une tentative d’autoportrait de l’auteur décliné en deux personnages. « Vous avez raison, opine le réalisateur. C’est embarrassant, je le vois depuis deux jours où je suis à Cannes, où, au fur et à mesure des entretiens, je finis par admettre que oui. L’idée de l’autoportrait en tout cas me plaît assez parce que c’est différent de l’autobiographie, on se met en scène, comme ces peintres qui se peignent: autoportrait au chien, autoportrait au chapeau vert, etc. J’assume de me mettre en scène avec deux moi successifs -ça paraît très vaniteux, soudain, de dire ça- qui seraient ce que je crois avoir été quand j’avais 20 ans, et une part de ce que je suis aujourd’hui, deux personnages communiquant beaucoup. Le film est construit là-dessus, avec l’idée d’un protagoniste, Arthur, qui croise quelqu’un qui semble vivre la vie dont il rêve. Et l’autre personnage, Jacques, qui croise un jeune homme et se revoit, tout en voyant que ce jeune homme a de l’avenir alors que lui se convainc qu’il n’en a plus et qu’il va lui céder la place. » Soit un binôme imaginaire nourri de la mémoire et des émotions du cinéaste – « la définition du cinéma d’auteur, pour moi, c’est un cinéma à la première personne »-, à charge pour le cinéma de l’entraîner du côté du romanesque. En quoi Christophe Honoré est passé maître, postulat vérifié des Chansons d’amour aux Bien-aimés, les deux films en-chantés signés avec la complicité d’Alex Beaupain.

Croire à l’amour

Comme ceux-là, Plaire, aimer et courir vite vibre d’un sentimentalisme assumé. Mais de même qu’il réussit à concilier légèreté et gravité, le réalisateur, lucide, s’emploie aussi à en désamorcer les éventuels excès, truffant son propos de dialogues venus l’infuser d’ironie, douce ou frontale au besoin -une réplique clin d’oeil comme « Vous me bassinez avec votre sentimentalisme » ne doit bien sûr rien au hasard . « C’est ma nature d’être sentimental, et je m’en méfie. J’ai fait mes deux premiers films, 17 fois Cécile Cassard et Ma mère , pour me prouver que je ne l’étais pas. Ces deux films étaient très armés pour être absolument hors du sentiment. Mais j’ai bien vu que les séquences les plus intéressantes étaient celles où je cédais un peu à ce penchant. Donc, quand j’ai fait Dans Paris puis Les Chansons d’amour, je me suis dit: « Quitte à être sentimental, autant être lyrique ». Mais voilà, il y a différentes manières d’être sentimental. Les gens pensent toujours que les histoires d’amour, c’est un cliché au cinéma. Mais ce n’est pas si fréquent de croire à l’amour dans un film. » Disposition qui n’est certes pas étrangère au sentiment d’ivresse que procure celui-ci, jusqu’à submerger le spectateur.

La rencontre entre Arthur (à droite), 20 ans, qui n'aspire qu'à jouir de l'existence, et Jacques, qui se consume secrètement du sida.
La rencontre entre Arthur (à droite), 20 ans, qui n’aspire qu’à jouir de l’existence, et Jacques, qui se consume secrètement du sida.

Cette histoire, Christophe Honoré a donc choisi de l’inscrire au coeur des années 90, en 1993 précisément. Manière, bien sûr, d’être raccord avec son propre parcours d’étudiant breton monté sur Paris à l’époque. Comme souvent chez lui, le film est donc ultra-référencé, démarche ne devant rien, pour autant, à la coquetterie. « L’idée n’est pas de m’approprier la valeur des oeuvres que je cite, mais au contraire de laisser l’échafaudage dans le plan. Au moment de la préparation du film et de l’écriture du scénario, tel tableau m’a inspiré, j’ai relu tel livre, j’ai volé telle réplique dans un roman ou revu tel film, et j’aime bien que mon film en porte les traces. À cette espèce de loyauté vient s’ajouter, pour ce projet-ci, l’idée de provoquer des retours dans un passé pas si lointain, pour ceux qui l’ont connu, par des oeuvres artistiques. J’apprécie l’idée de la mémoire accidentelle, et les accidents de perception qu’elle peut provoquer chez le spectateur. Et si l’histoire s’adresse à sa conscience, d’essayer de jouer aussi avec son inconscient, qui peut être motivé par des associations étranges de signes. »

L’époque choisie cristallise aussi un désir qu’avait le réalisateur, après Les Malheurs de Sophie, inspiré de la comtesse de Ségur, ou Métamorphoses, d’Ovide, de réinvestir un récit à la première personne dont le film ne serait que l’une des émanations, le projet, plus vaste, se déclinant en trois moments: le roman Ton père (1), en forme d’autoportrait d’aujourd’hui autour de sa vie de père; le film Plaire, aimer et courir vite, déclinaison en jeune homme héritée de la figure balzacienne des débuts dans la vie et occasion, explique-t-il, « de me permettre, avec le cinéma, de croiser une idole que je n’ai pas croisée, parce que quand je suis arrivé à Paris, en 1995, tous les cinéastes et les écrivains homosexuels qui avaient compté pour moi avaient disparu »; le spectacle Les Idoles enfin, texte qu’il montera en janvier prochain au théâtre de l’Odéon, où il fera revivre sur scène une galerie d’artistes morts du sida, les Bernard-Marie Koltès, Hervé Guibert, Cyril Collard, Jacques Demy et autre Serge Daney, « avec l’intuition que c’est au théâtre qu’on peut les faire revivre, loin du biopic ou de la ressemblance, mais à travers leurs paroles. Cela vient aussi de mon identité d’écrivain-cinéaste qui met en scène au théâtre, où je me suis dit qu’à un moment, il me faudrait assumer cette dispersion. Et, sur un même motif, envisager trois expressions différentes. »

Christophe Honoré:
© WireImage

Discipline de légèreté

Si le choix de la période n’a rien d’anodin, c’est aussi, bien sûr, parce qu’elle correspond à ce que l’on a appelé les années sida, déjà au coeur de 120 battements par minute de Robin Campillo. Les deux films sont cependant on ne peut plus dissemblables, la démarche artistique de Christophe Honoré se déployant à l’abri de tout militantisme. « Il va y avoir plein de films différents sur cette période-là, observe-t-il. Les années 90 ont été finalement assez peu exprimées au cinéma parce que c’est une période difficile à cerner, à mettre en scène et à représenter, tout simplement. Et que le sida, beaucoup d’entre nous en fait se sont dit qu’il y avait un délai, et que la priorité devait être donnée au récit des malades et des victimes. Parler en tant que témoins, on ne se l’est pas autorisé avant un certain temps. Après, le côté non-militant, je ne sais pas comment dire ça… Ce serait dangereux de réécrire une légende qui n’existe pas. Évidemment que des homosexuels se sont engagés à Act Up, à Aides, etc., et ont été au front sur l’idée que le sida ne devait pas être une nouvelle occasion de discrimination des homosexuels. Cette lutte était plus que légitime, elle était nécessaire, dans la mesure où le sida était diabolisé dans l’opinion publique. Mais il y avait aussi d’autres manières de le vivre. Je ne suis pas un porte-parole, mais en revanche, j’essaie d’être le plus loyal et sincère sur mon expression. »

Cette dernière veut que si ce film est hanté par la maladie et le spectre de la mort annoncée, il soit aussi, paradoxe apparent, intensément solaire. « Cette discipline de légèreté était capitale pour moi. La dernière phrase du roman Peau d’ours , d’Henri Calet, dit:« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. » Moi, c’est l’inverse: « Ne me secouez pas, je suis plein de rires. » J’aimais bien l’idée de personnages qui ne sont pas des insouciants ni des idiots, qui ne sont pas inconséquents, mais qui dépensent une énergie insensée à sourire. Et à ne surtout pas se morfondre, ni céder à l’apitoiement ou à un pathos. Le film est mélodramatique: ce que je vise comme émotion chez le spectateur, c’est qu’il soit bouleversé. Mais je trouve plus excitant qu’il le soit après avoir ri. Et que l’émotion profonde de tristesse, de chagrin ou de détresse qu’il peut ressentir à la fin du film ait été construite par des moments légers, drôles a priori et parfois même un peu embarrassants de ridicule. Réussir à exprimer des humeurs contradictoires constitue toujours un peu un défi de mise en scène. »

Une plongée dans l'année 1993.
Une plongée dans l’année 1993.

Soit l’un des miracles d’un film qui faillit ne pas se faire après la défection de « l’acteur ami » qui devait en tenir le rôle principal, avant que Pierre Deladonchamps ne donne au cinéaste la force de le réinventer. « C’est arrivé de manière totalement inattendue trois semaines avant le début du tournage, et ça m’a détruit le désir de faire ce film. La trahison amicale m’a vraiment mis par terre. Et puis, j’ai pensé à Pierre, avec qui j’avais envie de travailler depuis longtemps. J’ai été honnête avec lui, je lui ai dit ce qu’il se passait, et il m’a assuré: « Mais on va le faire, ce film, j’adore le scénario, c’est pour moi. » Je l’ai cru, avec raison, parce qu’à un moment lui, Vincent Lacoste, et la complicité qu’ils ont nouée ont sauvé le film. On a réinventé un autre film, et ça lui a certainement profité, parce que c’est une bonne manière de faire du cinéma: oublier ce qu’on a voulu faire pour être soudain attentif au présent, à des acteurs, les laisser vivre, leur laisser une part d’invention et pas uniquement d’exécution. »

(1) Ton père, de Christophe Honoré, Éditions Mercure de France, 2017.

La BO des 90’s

One Love de Massive Attack, en ouverture, In a Different Place de Ride, ou I Wear Your Ring des Cocteau Twins, en son coeur: composée de choix tout sauf anodins, la bande-son de Plaire, aimer et courir vite restitue l’humeur et la couleur d’une époque: les nineties, relevées d’incursions dans les sixties (One de Harry Nilsson) et autres 80’s (Dreams of Pleasure des Limbourgeois de Siglo XX). « Ce sont des disques que je n’ai pas abandonnés, il en manque évidemment, mais j’avais cette culture-là, souligne Christophe Honoré. Avant l’album de Ride, il y avait eu celui de My Bloody Valentine, qu’il était de bon ton de préférer, mais moi, c’était Ride. Cars and Girls , de Prefab Sprout, je ne sais pas combien de fois j’ai écouté cette chanson à des moments où je pensais vivre un peu une histoire d’amour. Les La’s, je n’ai laissé que la pochette, parce que c’était compliqué d’avoir les droits. Et puis, les Cocteau Twins… J’étais étudiant à Rennes, une ville très rock. J’ai le souvenir que le mercredi, pour moi, l’arrivée de nouveaux films sur les écrans était importante, je guettais les sorties et c’était un rendez-vous, mais la sortie des albums en était un autre. »

Ancrage rennais oblige, on relèvera encore, dans le jeu de références instruit par le film, une affiche de Philippe Pascal, ex-chanteur de Marquis de Sade, l’un des fleurons de la scène locale des années 80. « La musique a toujours été essentielle pour moi, glisse encore le réalisateur, et j’ai tout le temps essayé de l’accorder un peu à mon cinéma, dans les films musicaux que j’ai pu faire avec Alex Beaupain. Là, il ne s’agit pas du tout d’une comédie musicale, mais il y a beaucoup de séquences qui ne reposent que sur la musique. Et puis, il y a l’Ariodante (de Georg Friedrich Haendel) . Je savais qu’il serait risqué de suspendre la narration pendant presque six minutes avec cet air d’opéra, mais ça me semblait être le moment où il fallait essayer de capter quelque chose de l’intériorité de ce personnage. Il fallait qu’il se taise, qu’il arrête de parler, et pour ce faire, je l’ai obligé à écouter de la musique. » En l’espèce, une lumineuse inspiration…

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