Sony World Photography Awards, le retour aux « vraies gens »

Eduardo Castaldo © CHECK POINT 300; (IN)HUMAN BORDERS EDUARDO CASTALDO
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En marge relative des drames à l’international, les 11e Sony World Photography Awards récompensent des images qui échappent aussi à l’actu brûlante. Avec notamment la tendance des séries en spin-off.

Eduardo Castaldo
Eduardo Castaldo© CHECK POINT 300; (IN)HUMAN BORDERS EDUARDO CASTALDO

Dans un coin de l’expo installée à la Somerset House, voilà deux images de moyen format mais de longue portée. L’Italien Eduardo Castaldo n’a décroché que la troisième place de la catégorie « Creative » -l’une des dix en compétition- mais réussit à retenir le regard. Deux raisons à cela: le fond et la forme. Posté à l’un des checkpoints séparant les territoires palestiniens d’Israël, le photographe saisit des hommes entassés derrière des grilles métalliques: chaque jour, ces travailleurs arabes passent  » deux à quatre heures » au Checkpoint 300 qui ouvre la voie vers Jérusalem et ses environs, éventuels pourvoyeurs de jobs que le pouvoir palestinien n’offre guère. Pour saisir cette double humiliation -l’attente compressée et la promesse de travaux peu rémunérés-, Castaldo a procédé à un autre empilage puisque ses images sont les résultantes d’un montage de plusieurs dizaines d’instantanés digitaux. La fusion numérique pour souligner la tragique banalité de l’injustice ordinaire. Difficile pour le SWPA 2018 d’ignorer une autre constante du millénaire: les réfugiés -mot aujourd’hui générique de désastres multiples et planétaires. Pour souligner cette extension des migrations forcées, le jury a choisi dans la catégorie « Current Affair & News » le reportage du Malaisien Mohd Samsul Mohd Said. Ce freelance basé à Kuala Lumpur a saisi l’empilement -toujours- des Rohingya fuyant la Birmanie pour des camps bondés du Bangladesh, soit le trajet le plus court entre un génocide entamé et d’autres destins peu humains. Le noir et blanc de Mohd Said expose une terrible claustrophobie, dans des tonalités qui ramènent tout vers un enfer charbonneux. Où les corps ne sont que des accessoires destinés au mépris, si pas à l’élimination.

Mohd Samsul Mohd Said
Mohd Samsul Mohd Said© LIFE INSIDE THE CAMP MOHD SAMSUL MOHD SAID

Arty farty

320 000 propositions d’images issues de 200 pays pour l’édition 2018 des SWPA: nombre toujours étourdissant même si cette compétition photo entamée il y a tout juste une décennie ne semble guère intéresser les Nord-Américains ou… les Japonais. Japonais qui, faut-il le rappeler?, fondent Sony dans l’après-guerre avec de majeures ambitions électroniques et une option son – sonus en latin- qui rejoint le jeune esprit frondeur d’alors connu sous le patronyme de « Sunny Boy » . En 2018, entre la cérémonie des SWPA façon mini-Oscars au Hilton de Park Lane et une expo express dans la Somerset House néoclassique sur l’une des artères majeures londoniennes (1), quelle est la teneur de la fronde? Il s’agit peut-être de sortir de l’actualité « thermique » qui cause des brûlures au quotidien et de refuser le tout anxiogène. Ce qui amène le jury de Sony, emmené par le boss du Vogue anglais, à lâcher du lest à l’esthétisme, façon « L’art pour l’art, Art for art’s sake » comme on dit outre-Manche . Y compris en récompensant les photos conceptuelles stérilisées de l’Italien Gianmaria Gava (« Architecture ») et d’autres , pas moins vaines, du Portugais Edgar Martins (« Still Life ») qui, en conférence de presse, théorise pompeusement durant d’interminables minutes blablateuses sur ce qui n’est guère plus que des courbes et ombres superfétatoires, possiblement consacrées par une autre expression britonne: « arty farty » , soit « l’art qui pète » . Littéralement. Ou le triomphe de l’affectation inutile.

Roselena Ramistella
Roselena Ramistella© DEEP LAND ROSELENA RAMISTELLA

Derniers crooners

Tom Oldham
Tom Oldham© HELEN (THE LAST OF THE CROONERS) TOM OLDHAM

Tout cela navigue à 180 degrés de l’une des belles séries de l’édition, The Last of the Crooners. Le Londonien d’adoption Tom Oldham a grandi dans une ferme du Dorset, mais fréquente depuis des années un pub de l’East End, The Palm Tree. Il y a rencontré sa (future) femme dans un décor digne de l’avant-guerre où, justement, des crooners pros ou amateurs viennent taquiner le répertoire jazz d’époque, dans des lumières rouges de boxon. Vainqueur de la catégorie « Portraiture » , ce quadra à tête de Sanseverino explique la démarche pratiquée:  » Il y a, dans ce lieu évanescent et menacé par la gentrification qui touche fortement l’est de la ville, l’une des dernières manifestations à Londres pour ce genre de public, d’attitude et de musique. Pour approcher ces gens avant de les photographier, il faut aller sur place et discuter: la plupart n’ont d’ailleurs ni portable ni email. » Les images prises au Hasselblad d’Oldham présentent des gueules souvent fanées mais qui en veulent encore: Colin et son allure intello-chic débonnaire, Charlie, 81 ans fringants, ou encore Helen, autre octogénaire, strass et blondeur prononcés au micro. Tout cela dans des tonalités douces, entre les lourdes tentures velourées et le papier peint tout aussi martial. Cela pourrait flairer le vieil Empire naphtaliné: cela respire davantage les qualités d’orgueil et de résistance britanniques. Ce sens têtu de la fête imprimé de musique: rien qu’en regardant certaines photos d’Oldham, on entend Sinatra crooner Fly Me to the Moon alors que c’est Jack, 90 piges, vétéran pro du piano depuis… 1949, qui ramène la partition avec les deux autres instrumentistes du house band. D’ailleurs, pour boucler son entreprise qui s’apparente à une déclaration d’amour, Tom Oldham a mis sur pied l’enregistrement d’un album également baptisé The Last of the Crooners. Uniquement disponible en vinyle au pub en question qui n’a pas plus de page Facebook que de compte Twitter. Of course.

Tom Oldham
Tom Oldham© COLIN (THE LAST OF THE CROONERS) TOM OLDHAM

Spin-off

Le retour aux « vraies gens  » est donc tendance. Au premier sens de la ruralité avec l’Italienne Roselena Ramistella -gagnante de la section « Natural World & Wildlife » qui reprend la route en Sicile. Pas n’importe comment: en suivant les chemins autrefois empruntés par les mulets! Dans les montagnes de Sicani, Ramistella parcourt les seules voies d’autrefois reliant fermes et villes, à dos de l’équidé hybride. Les images, champêtres voire bucoliques, ne trompent pas sur la dureté de l’entreprise, celle-ci soumettant longuement les vertèbres aux sentiers cabossés sous cagnard sicilien. Mais le trip n’expose pas qu’une réalité fanée puisque l’actuelle économie italienne, en déconfiture, ramène en régions rurales siciliennes de jeunes candidats agriculteurs travaillant à nouveau des terres longtemps négligées. Avec mules et mulets en option. Autre tendance actuelle: celle d’une photographie agissant comme les séries télé gourmandes de suites en spin-off. Le Suédois Fredrik Lerneryd a suivi les enfants et ados d’une école de danse improvisée dans les cabanons de Kibera, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, au sud de Nairobi (la couverture de Focus). Dans la pauvreté marquée, ces jeunes rêvent d’entrechat magistral, confrontant leur grâce instinctive avec l’apprentissage codifié du geste classique. Lerneryd dépasse le simple constat d’une  » misère devenue chorégraphie » en suivant les enfants les plus doués, embarqués dans une production du Casse-Noisette de Tchaïkovski au Théâtre National de Nairobi. Le spin-off: poursuivre l’aventure avec cinq des jeunes danseurs pour raconter ce qu’ils deviennent une fois gagnée la capitale kényane. Pas sûr que Netflix s’y intéresse mais voilà réitéré l’axiome majeur de la photo marquante: la qualité du travail se fait dans le temps.

Balazs Gardi
Balazs Gardi© BUZKASHI BALAZS GARDI

Creuser le sillon

Le vainqueur de la catégorie « Sport » ne dit d’ailleurs rien d’autre. Le Hongrois Balazs Gardi a photographié une saisissante compétition de chevaux en Afghanistan, assez loin des rencontres hippiques policées. Pointant une vérité d’abord économique:  » La reconnaissance et la bourse tentent de compenser le déficit des journaux et magazines qui ne soutiennent plus la photo comme auparavant. Ce prix des SWPA est comme une chambre d’écho et la possibilité de continuer un travail. » On remarque aussi que le photographe désirant la reconnaissance et un brin de survie matérielle possède aujourd’hui un profil proche du musicien: il doit démultiplier les moyens de diffusion de son travail et creuser un sillon qui devient alors synonyme de style, carte d’identité, part intégrante de son propre ADN. Comme s’il était accro aux opiacés, il tend aussi à constamment retourner aux sources de sa dépendance: ainsi le Belge Frederik Buyckx, grand vainqueur de l’édition 2017 des SWPA, venu faire un coucou à la presse 2018. Auteur d’un noir et blanc prenant de la distance avec le monde, le Gantois d’Anvers qui travaille régulièrement pour le Standaard est retourné sur ses terres d’images, au Kirghizistan. Avec le matos Sony -et les latitudes octroyées par la bourse de 25 000 dollars- dans les mêmes paysages hivernaux et désolés qui l’ont fait gagner l’année dernière. Armé cette fois-ci d’un appareil-maison, le Sony A7RIII, il s’est à nouveau congelé le corps pour saisir les souffles d’une nature aux fausses quiétudes. Rien de vraiment neuf face aux images précédentes mais l’impression que retourner sur les lieux du reportage -même désertifiés- est d’abord une reconnaissance de poches d’humanité. Le photographe au long cours, dernier des humanistes? Une hypothèse qu’on soumettra la prochaine fois à un autre Belge, Nick Hannes, vainqueur cette année du Zeiss Photography Award. Il est parti à Dubaï saisir la transformation de cette terre d’islam en centre mondial du tourisme friqué: ou comment l’hyper-luxe codifié en bamboche artificielle ferait passer Tomorrowland pour un meeting du PTB…

Nick Hannes
Nick Hannes© FLOATING VILLA, DUBAI 2017 NICK HANNES
Professions de foi

Les deux awards les plus importants des SWPA distinguent des photographes de nature rigoureusement différente: la vétérane allemande Candida Höfer et l’Anglaise Alys Tomlinson.

Candida Höfer
Candida Höfer© TRINITY COLLEGE LIBRARY DUBLIN I 2004 CANDIDA HÖFER_VG BILD-KUNST

Chaque année, l' »Outstanding Contribution to Photography » de chez Sony Awards couronne une oeuvre réalisée sur la longueur. Un nom, pour ne pas dire une marque. Les précédents sont prestigieux: Martin Parr, William Klein, Bruce Davidson ou Elliott Erwitt. Tous anglo-saxons et liés à une forme de photojournalisme traquant aussi de nouveaux codes formels, comme ceux du New-Yorkais-Parisien Klein expérimentant dès les années 50 les signes forts de la couleur. Après Mary Ellen Mark en 2014, la distinction, rarement féminine, revient à Candida Höfer (1944), provenant de ce que l’on a nommé L’école de Düsseldorf, adepte de la Nouvelle objectivité allemande . Tout cela rigole d’autant moins au contact de Madame Höfer: nonobstant une filiation dont elle n’est pas responsable -papa a été journaliste-propagandiste nazi-, cette septuagénaire est ce que l’on qualifiera en brusseleir de « totale stijf ». Particulièrement lors de la conférence de presse. Sans surprise, ses images le sont également. Après des reportages plutôt impliqués sur les travailleurs immigrés dans l’Allemagne des années 70, Höfer a peu à peu gommé la partie humaine de ses images, étant alors reconnue pour ses impeccables séries visant les espaces publics comme les bibliothèques, musées et autres fastueux concentrés d’Histoire. Si ses grands formats de luxueuse précision -appréciés des collectionneurs- ont dû influencer des modernistes comme Andreas Gursky, ils expriment d’abord un témoignage hypra-formel du réel, sans distance, ironie ou -c’est plus problématique- émotion.

Photographer of the Year

Alys Tomlinson
Alys Tomlinson© EX-VOTO ALYS TOMLINSON

Autre vibration, autre karma, autre génération: Alys Tomlinson, décrochant cette année le suprême titre de « Photographer of the Year » , entre autres récompensé d’une bourse de 25 000 dollars. Le sujet est déroutant: en cette époque où les religions semblent prises en otage d’extrémismes violents, sa série Ex Voto pose d’autres jalons. Équipée d’une (encombrante) chambre photographique qui n’autorise ni la course au sujet ni l’impro de l’instant, cette quadra londonienne originaire de Brighton a suivi trois pèlerinages: Lourdes, Ballyvourney en Irlande et Grabarka en Pologne. Agnostique issue de semblable famille, Alys Tomlinson y a donc photographié des ex-voto, objets comme des croix ou autres matérialisations supposées de la foi, mais surtout et encore des pèlerins. Le résultat, composé dans un noir et blanc presque sensuel, n’est pas sans rappeler les images minérales que Tarkovski proposait dans Andreï Roublev, extraordinaire film des années 60 interrogeant pareillement la force de la foi et celle de l’art. Un truc sacré de transmission donc, Alys…

(1) du 20 avril au 6 mai, www.somersethouse.org.uk

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