Rencontre avec Steve McCurry, pop star de la photographie

Steve McCurry lors d'une crue provosuée par la mousson, Porbandar, Inde, 1983. © Steve McCurry/Magnum Photos
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le portrait iconique de la jeune afghane en couverture du National Geographic, c’est lui. Comme un million d’autres images, prises entre Inde et Angkor, 11 septembre et mousson, tragédies et beautés suprêmes. Alors qu’une expo sublime lui est consacrée au Palais de la Bourse, rencontre avec Steve McCurry.

Article initialement paru dans le Focus du 8 novembre 2013, à l’occasion de la parution de ses Histoires à l’origine des photographies.

Il est exactement comme on l’avait imaginé: pas très grand, un rien râblé, largement dégarni. Il est américain mais pourrait être corse, palestinien ou afghan. C’est d’ailleurs affublé en vieux shalwar kameezqu’en mai 1979, Steve McCurry passe la frontière du Pakistan à l’Afghanistan, fondu dans un groupe de moudjahidines résistants à l’occupation russe. Ce récit est l’un des quatorze chapitres de Inédit: Les Histoires à l’origine des photographies, livre imposant paru chez Phaidon (lire encadré). Un maelström de couleurs et de pays, qui tire un extraordinaire breuvage photographique aux teintes souvent flamboyantes – rouges, ocres, verts et safrans mirifiques- soit une fraternité de paysages et de visages qui ont la force d’un requiem de l’absolu. Ecrivons-le: c’est éblouissant de justesse, trouvant dans les spasmes d’un monde craquelé l’énergie d’une beauté pas seulement convulsive. Le portrait de la fameuse jeune Afghane bien sûr, mais aux pages 216-217, par exemple, il faut voir cette juxtaposition d’un moinillon « rinpoche » (« précieux ») aux formidables oreilles décollées et de sa possible projection future, vieux moine usé au visage en cratères, les yeux en éruption fatiguée. Et toujours, ces regards qui plongent dans l’objectif, sans théâtralité feinte. La veille de notre rencontre parisienne, McCurry signait son ouvrage dans une librairie en bordure du Canal Saint-Martin, le stock de 150 Histoires vite dévalisé par des amateurs, pas tous servis au passage d’ailleurs. « Alors quoi Steve, vous êtes une pop star? » La moustache blanche hésite un micro-moment puis se gondole. « Non, ce n’est pas mon rôle, je ne suis qu’un simple photographe. Comme dit le Dalaï-Lama: « Je ne suis qu’un simple moine. » » A voir.

Vélos suspendus au flanc d'un wagon, Inde, 1983.
Vélos suspendus au flanc d’un wagon, Inde, 1983.© Steve McCurry/Magnum Photos

Cartier-Bresson

McCurry naît en février 1950 en Pennsylvanie dans une famille américaine ordinaire. Père ingénieur, soeur prof, oncles flic, ouvrier, informaticien: « J’étais un gosse sauvage au milieu de regular people, propulsé par une énergie sans fin, j’aimais le sport beaucoup plus que l’école. » Steve grandit dans les années 60, mais en dépit d’un contexte explosif (Vietnam, ségrégation), il ne s’intéresse pas à la politique: « J’étais davantage concerné par les filles, les bagnoles et la musique, genre Beach Boys. J’étais le genre d’ado agité, je n’arrêtais jamais. Je suis venu en Europe en 1969, en commençant par Stockholm. C’est là que j’ai fait ma première bonne photo: elle avait un certain sens de la composition. Je m’inspirais des peintres que j’aimais: j’avais observé leur façon de cadrer, les clairs-obscurs. Je suis donc retourné aux études avec l’idée de travailler dans l’industrie du film, mais la photographie s’est révélée être une cible moins difficile. » Ses héros sont Robert Capa, Karsh et Cartier-Bresson, qu’il cite abondamment. « Pour moi, rien n’est plus important que de voyager, flâner et observer le monde dans lequel on vit. En voyageant, j’ai croisé les guerres civiles, les conflits et j’ai voulu me placer dans la tradition d’un Cartier-Bresson, celle de découvrir la Chine ou… » Ou l’Inde? Ce qui s’impose lorsqu’on se nomme McCurry, n’est-ce pas Steve, lui demande-t-on en s’excusant d’emblée pour la pauvre blague. Pro, il rit de bonne grâce. « Ce livre où je reproduis une partie de mes carnets de voyage est aussi un hommage au temps insensé passé à obtenir des autorisations, à parcourir les Ministères de l’information, les administrations. J’ai toujours été fasciné, par exemple en regardant une photo de Cartier-Bresson, par les questions qui pouvaient être posées sur le lieu de l’image, les raisons de sa prise de vue. Certains pensent que ne rien révéler du contexte intensifie le mystère: il y a de la place pour les deux points de vue. Regardez la couverture du livre qui montre ces femmes prises dans la tempête en Inde: que font-elles là? »

Fille afghane au camp de réfugiés de Nasir Bagh, 1984.
Fille afghane au camp de réfugiés de Nasir Bagh, 1984.© Steve McCurry/Magnum Photos

McCurry a beaucoup parcouru des territoires où l’image n’a pas le sens que nous lui donnons. Quand il retrouve Sharbat Gula, la fille afghane -devenue femme mariée et mère-, 17 ans après la photo parue en 1984 qui fera la carrière iconique que l’on sait, l’accueil est… réservé. « Son mari m’a autorisé à la voir et elle a été d’accord de se laisser rephotographier: dans cette culture, il n’est pas question d’effusion, d’embrassade. On ne s’est pas serré la main, non: c’était juste… calme, un peu détaché. Cette famille est illettrée, donc le monde des magazines lui est totalement étranger: être en couverture de National Geographic, qui à cette époque devait tirer à dix ou onze millions d’exemplaires, ne signifie rien pour eux. »

National Geographic n’a pas cessé de commander des projets à McCurry, tous frais payés bien sûr, un luxe rare. Lorsqu’on creuse les détails monétaires, Steve a cette sentence: « Posez toutes les questions d’argent que vous voudrez, je ne suis pas sûr d’y répondre. » Aujourd’hui, de son bureau new-yorkais qui emploie six personnes, le vétéran dispatche ses expos, voyages et tirages. Sur le coût de ceux-ci -« les fine arts prints sont effectués en Arizona, le meilleur endroit que j’ai trouvé »-,Steve botte en touche: « Pour les montants, il faudrait contacter mon bureau. »

20% de talent

Les rentrées McCuriennes viennent donc davantage des livres, des impressions à tirage limité, que de son back-catalogue déposé chez Magnum, dont il est membre depuis 1986. Les images d’Histoires transpirent aussi l’engagement physique dont doit faire preuve ce grand voyageur -neuf mois de bourlingue par an…- partageant au plus près la vie des photographiés. Au coeur des montagnes du Cachemire, accompagnant l’armée pakistanaise, il se retrouve par moins 50 degrés dans les hauteurs de l’Himalaya: « C’était terrible. Ils m’avaient dit qu’ils m’emmenaient à cet endroit où j’aurais une heure pour prendre des photos (une ridicule nanoseconde en McCurry time…, ndlr) et qu’ils viendraient ensuite me chercher en hélicoptère. J’avais besoin de plus de temps, je le leur ai dit, et eux m’ont alors répondu qu’ils ne savaient pas revenir avant deux jours… Pour redescendre à pied, il fallait marcher huit heures encordé à ces jeunes militaires pakistanais de 20 piges, athlétiques: j’avais déjà 50 ans et j’ai compris que je n’y arriverais pas. Heureusement, l’hélicoptère est arrivé. » Le bouquin est rempli d’histoires potentiellement fatales, « comme la fois où je me suis retrouvé coulant dans un lac de Bosnie, l’avion à l’envers, attaché à mon siège, ou pratiquement noyé par la foule en Inde. Le risque calculé fait partie du métier. Pour moi, le talent est de l’ordre de 20 %, la chance de 5 % et le travail fera le reste: c’est l’essentiel. J’adore cela mais je ne sous-estime ni la dureté de l’entreprise, ni la concentration, ni la discipline nécessaires. Parfois, oui, j’ai une vie de moine (…), et me retrouve dans une situation où tout est minimal, la nourriture, le confort, le sommeil. Cet été, en Russie, j’ai été littéralement bouffé par des moustiques géants pendant la nuit: je n’ai pas fermé l’oeil une seconde. L’aube est arrivée mais ce n’était pas du tout marrant. » McCurry est comme un coureur de marathon: il ne fume pas mais s’autorise du (bon) vin dans une vie où diète et stress peuvent agir comme agents éliminateurs. Il pense qu’il a de « bons gènes », même si, au final, « le hasard joue un rôle considérable, la chance aussi ».

Rencontre avec Steve McCurry, pop star de la photographie
© Philippe Cornet

La roue de l’Histoire, cruelle comme on le sait, gondole bizarrement. « Quand je suis allé en Afghanistan en 1979, j’ai été extraordinairement bien accueilli. Les moudjahidines étaient des gens formidablement drôles, chaleureux, généreux, appréciant, y compris au coeur d’un village perdu, l’idée d’un bon repas. Aujourd’hui, je serais probablement kidnappé… et bien sûr, je n’ai absolument aucune idée de ce que sont devenus tous ces gens. » McCurry n’est plus allé en Afghanistan depuis 2005, pays de fabuleuse photogénie. On en revient au regard: « Je ne dirige pas les gens, je ne leur demande pas de « faire » quelque chose pour l’objectif, certainement pas de prétendre être gai ou triste. Je pense les photographier tels qu’ils sont… » Prochaine étape: un projet avec l’écrivain Paul Theroux sur le sud des Etats-Unis, avec le désir fantasmé, si le choix s’était présenté, d’avoir « été photographe pendant la Seconde Guerre mondiale ou même avant. Parce que le monde d’aujourd’hui se globalise, s’uniformalise, y compris au Tibet. Mais je suis toujours le « gamin excité », j’ai toujours la passion de mon travail, le désir d’explorer, cela me remplit, cela donne un sens à ma vie. Que pourrais-je faire d’autre? Me retirer en Floride? Non (rires). »On lui demande alors de le prendre en photo -ce qui revient à proposer à Bowie un duo improvisé…-: Steve s’anime, sort de la galerie, soupèse la lumière, scrute le décor, galope dans la cour intérieure. Et quand il croise une jeune femme black, il est évidemment certain que la « bonne photo »est celle-là. Regards caméra bien sûr.

The World of Steve McCurry, jusqu’au 25 juin au Palais de la Bourse, 1000 Bruxelles. www.stevemccurryexpo.be

Inédit: Les Histoires à l’origine des photographies »

DE STEVE McCURRY, ÉDITIONS PHAIDON. *****

Rencontre avec Steve McCurry, pop star de la photographie
© Phaidon

262 pages d’un format 25,5 cm sur 36 et la sensation d’être ébloui par ce que McCurry tire du monde en quatorze histoires menées à bout de nerfs et de souffle. Sensation d’accomplissement et de dévotion ultime, d’abord, devant ces images magnétiques qu’on voudrait couvrir de superlatifs tant elles sont fortes et belles: somptuosité captée dans les temples d’Angkor ou au coeur du système ferroviaire indien, photogénie calcinée extraite de l’effroyable, dans les champs de pétrole en feu du Koweït et son cheval fantôme de biotope englouti, ou encore à l’instant même du 11 septembre 2001, dans les nervures d’un New York qui s’écroule… McCurry s’explique aussi par de longs et intéressants textes contextualisés et des copies de carnets de voyages et autres documents de circulation. Esthétiquement brillant, éthiquement passionnant.

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